L’ancien président de la République Tunisienne a une attache très particulière avec le Maroc. C’est ce qu’il avait révélé à Zamane lors d’une interview exclusive (numéro 86 – janvier 2018). Dans cet extrait, Marzouki revient d’abord sur son histoire marocaine commencée par l’exil de son père, opposant à Bourguiba. Il évoque aussi son Maghreb utopique et sa relation avec Mohammed VI…
«En 1956, le mouvement national tunisien s’est scindé en deux : les bourguibistes et les yousséfistes (les partisans de Salah Ben Youssef, ancien secrétaire général du Néo Destour, considèrent que ceux de Habib Bourguiba trahissent les principes de la révolution en pacifiant les rapports avec la France, ndlr). Pour, à la fois, une question de leadership et une divergence profonde sur la nature de l’indépendance et l’avenir de la Tunisie. Mon père a choisi le «mauvais camp». Bourguiba a déclenché une féroce répression contre son rival, qu’il fera assassiner en 1961 (en Allemagne, suite à un piège monté par des officiers proches de Bourguiba, ndlr). Des milliers de yousséfistes ont été assassinés et mon père n’a dû son salut qu’à la fuite. Il s’est réfugié au Maroc jusqu’à sa mort en 1988.
Si le militantisme politique de mon père m’a inspiré dès cette période ? La politique, je ne l’ai pas apprise, je suis né dedans. Mon père m’emmenait aux meetings alors que je n’avais que 9 ans. Je me souviens de Ben Youssef haranguant les foules et moi, haut comme trois pommes derrière lui, j’étais impressionné. Quand mon père s’est enfui, j’ai eu droit, à 10 ou 11 ans, à mon premier interrogatoire de police. Puis ce fut le calvaire d’être désigné comme le fils du «traître». Remarquez, ça n’a pas beaucoup changé depuis.
Après l’assassinat de Ben Youssef, et la mainmise complète de Bourguiba sur le pays, mon père a perdu tout espoir de revenir en Tunisie. Il a décidé de faire venir toute la famille au Maroc où Sa Majesté Mohammed V lui avait offert le poste de procureur du roi à Tanger. L’arrivée au Maroc a été pour toute la famille une vraie délivrance. Depuis cette date, le Maroc est associé dans l’esprit de toute notre famille à la terre qui nous a accueillis et redonné le goût de vivre. Quand je suis devenu enseignant à la faculté de médecine de Sousse en 1981, beaucoup d’étudiants marocains s’inscrivaient chez nous. La majorité venaient de Marrakech, où mon père a fini par s’établir et où il a tenu à être enterré. Il m’appelait régulièrement, mélangeant les deux dialectes, comme à son habitude : «Tu as inscrit X, tu t’es bien occupé de Y, tu as réglé le problème de Z»… Cela se terminait régulièrement par le cri du cœur : «Ahya, Endek, Ist’hallah fi el mgharba (Je te mets en garde, prends bien soin des Marocains), quoi que tu fasses, tu ne leur rendras jamais le centième de ce qu’on leur doit»…
Au Maghreb, le duo Maroc-Tunisie ne peut fonctionner à l’abri du bon fonctionnement du trio Maroc-Algérie-Tunisie. Notre voisin de palier est l’Algérie. Nous ne partageons pas avec elle qu’une frontière, mais une histoire commune et une multitude de familles mixtes, sans parler des intérêts communs. Quand vous êtes pris entre deux de vos frères qui se querellent et que vous aimez pareillement, et avec qui vous voulez rester en bons termes, il faut faire attention à tout. Ah mon Dieu! Faites que la réconciliation arrive enfin pour que nous puissions tous souffler enfin et passer à la construction du Maghreb. J’ai une très bonne relation avec le roi Mohammed VI. Il m’a reçu lors de mon voyage officiel les bras ouverts (en février 2012, ndlr). Il est venu en Tunisie en 2014. Pour faire taire des rumeurs stupides, il est resté dix jours chez nous. Du jamais vu, comme du jamais vu de voir le roi du Maroc déambuler tranquillement dans les rues de Tunis. Je pense honnêtement que c’est le seul dirigeant qui a compris le message des peuples lors du printemps arabe. Si les autres avaient eu la même attitude, nous ne connaîtrions pas l’horreur qui sévit actuellement dans le monde arabe».