Rennes, le 11 février
Je suis à la bibliothèque des Champs Libres, ce beau complexe culturel où j’ai rédigé en 2008 deux chapitres de ma thèse. Depuis quatre jours que je suis dans cette ville de Bretagne, ce n’est qu’aujourd’hui que je mets les pieds dans ce haut lieu de culture. Les événements qui se déroulent en Egypte m’ont scotché devant la télévision, zappant nerveusement entre les chaînes satellitaires. « C’est malin, venir en France pour rester devant la télé », m’a-t-on fait remarquer. Ils auraient peut-être eu raison en temps normal. Mais il me semble que ce qui se passe en Egypte est tellement exceptionnel que le vivre heure par heure est presque normal pour un vieux militant comme moi, qui a beaucoup rêvé de révolution et qui a fantasmé sur la force créatrice de la volonté populaire.
Jusqu’à ce que les jeunes Tunisiens secouent leur peuple et provoquent la fuite du président Ben Ali, j’étais installé dans une sorte de pessimisme intellectuel, croyant impossible un quelconque sursaut arabe. Mes analyses sur la dispersion de l’action sociale et le faible niveau d’organisation des sociétés arabes, mes thèses sur la suprématie de la culture conservatrice qui avait favorisé les mouvements identitaires et la segmentation de la société, m’avaient amené à penser que l’idée de nation, dans son acception moderniste, s’était éclipsée au profit de celle d’Oumma islamiste. Toute révolte, si révolte il devait y avoir, ne pouvait être porteuse que d’un projet identitaire et ne saurait résister à la mondialisation rampante et étouffante. Elle ne pouvait être qu’une parenthèse.
La révolution, croyais-je, la vraie, celle portée par un mouvement social moderniste, ne verrait pas le jour avant 2030. Sans le dire ou l’écrire explicitement, j’intériorisais une représentation négative de la jeunesse du monde arabe. Je la répartissais en deux catégories : l’une acquise à l’islamisme et embrigadée par lui, l’autre, individualiste, matérialiste, désœuvrée, voire opportuniste. J’appelais cette dernière frange «génération gadgets», en opposition à la mienne, la «génération concepts». Je ne soupçonnais pas l’espace d’une seconde que cette génération serait capable de penser le changement, d’organiser la révolte, d’occuper la rue, de faire enjamber aux peuples le « mur de la peur », et surtout d’innover en termes d’organisation, de coordination et d’alliances, même avec les islamistes.
La génération Facebook a en effet donné au monde une leçon importante. Quand mon fils Salah me dit que je suis d’un autre siècle, il n’a pas tort. Je n’avais pas saisi, moi qui me targue d’être un moderniste, que le monde virtuel de la toile est un véritable espace de socialisation, donc de mobilisation et d’éducation. Justement parce qu’il permet une communication en temps réel et qu’il mutualise des outils performants, le temps de transmission et de déformation est tout autre que celui de ma génération. Un blog ou un profil Facebook valent dix sections partisanes ou sectorielles! Quelle que soit l’issue des révolutions tunisienne et égyptienne, le temps arabe ne sera plus jamais le même. La révolution a soufflé sur notre monde un puissant vent frais, celui de la liberté !
Casablanca, le 20 février
Le siège du parti socialiste unifié ressemble à une ruche d’abeilles. Il est pris d’assaut par des groupes de jeunes, garçons et filles, qui me sont inconnus en majorité. Ce sont eux, m’a-t-on dit, qui ont appelé via internet aux rassemblements prévus le 20 février. Ma première réaction, je l’ai empruntée à un vieux militant qui pleurait devant les caméras pour saluer la jeunesse de son pays : « Harimna ! ». J’ai observé la vitalité, le travail de groupe, le sens de l’écoute, le penchant pour le compromis, et surtout l’ébauche intelligente d’alliances d’un autre ordre, où la quête d’un agir en commun prime sur l’élaboration d’un discours unique. La journée du dimanche 20 février a concrétisé devant mes yeux, sur la place Mohammed V de Casablanca, la possibilité d’une action collective respectant, de manière subtile, la diversité des expressions sociales. C’est un changement de mentalité, véritable prélude à un changement social et politique de portée moderniste. C’est l’œuvre d’une jeunesse fougueuse et déterminée. Saluons-la, laissons-la vaincre pour nous tous l’amertume et le scepticisme.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane