Avril 2044, grande région de Casablanca. Une mégapole difforme et tentaculaire qui s’étend de Bouznika à Azzemour, où vivent plus de 10 millions de personnes, selon le dernier recensement effectué par le cabinet Mackalliance. Hind se prépare à quitter son appartement pour rejoindre son bureau au centre-ville, dans le quartier de Bouskoura. La jeune femme verrouille la porte avec une serrure à reconnaissance faciale et s’assure que les caméras thermiques qui protègent son appartement sont en marche. Dans le couloir, où deux capteurs optiques sont discrètement posés, elle appuie sur une touche digitale qui identifie son empreinte et l’ascenseur arrive. Ce dernier la mène directement au parking où sa voiture est garée. Elle dicte à son écran de bord l’adresse du bureau et les portes de la voiture se referment avant qu’elle ne se mette en conduite automatique. En sortant du parking, elle fait un signe amical de la main aux trois gardes armés, postés devant l’immense et imposant portail en acier qui filtre l’accès à la résidence. Sur l’autoroute qui mène de la zone résidentielle de Berrechid au centre-ville s’étendent deux grandes files rectilignes de voitures, qui transportent une nouvelle classe moyenne aisée, installée dans cette zone pour son air moins pollué et sa sécurité. Hind tourne la tête à gauche et aperçoit un véhicule noir blindé de la société AMAN qui patrouille sur l’autoroute. Son regard croise celui d’un des quatre hommes à bord du véhicule : cagoulé, une arme automatique en bandoulière et prêt à agir en cas d’alerte. À Casablanca, la société AMAN est un véritable empire. Une armée privée de 50 000 hommes qui assurent la sécurité de la ville, après un contrat passé avec le Conseil d’administration de la région de Casablanca.
Après la Grande crise économique de 2029, l’État a déclaré sa faillite et délégué ses missions au secteur privé. AMAN a alors hérité de l’activité très prospère de la peur et de l’insécurité. Cette petite société, qui a commencé dans le domaine du gardiennage et l’escorte des personnalités au début du XXIe siècle, s’est transformée en géant. Elle est devenue ce que le Zettat était dans des temps obscurs au Maroc : un individu qui assure la sécurité des voyageurs, en contrepartie d’une somme d’argent. Il leur faisait traverser des zones menacées par les brigands, pour arriver aux villes protégées par le Makhzen. Comme les autres habitants des zones sécurisées de Casablanca, Hind reçoit au début de chaque mois une facture d’AMAN qu’elle paye sans rechigner. L’entreprise propose différents forfaits à ses clients, selon les services utilisés : accompagnement des enfants à l’école, escorte des touristes à l’ancienne ville et aux vestiges de sa corniche,…
Car, depuis une dizaine d’années, la grande région de Casablanca est divisée en deux arrondissements. Dans le premier, appelé « Casa Alpha », vivent et travaillent quelques milliers de riches, de cadres et d’expatriés chinois et brésiliens. Un havre de sécurité, où se concentrent toutes les activités économiques et culturelles de la ville. Le second, « Casa Beta », qui s’étend sur la majeure partie de la mégapole, regroupe des blocs de misère et de criminalité qui ceinturent la partie nantie de la ville. « Casa Beta » est un archipel de quartiers et de rues, où règnent des clans et des bandes de criminels en maîtres absolus. Depuis que l’État a cessé d’assurer la sécurité, par manque de moyens, et que le système des élections municipales a été aboli pour son inefficacité et l’incompétence des élus qui en sont issus, les habitants de « Casa Beta » ont été laissés à leur sort. Dans cette jungle périurbaine, les portes des maisons se ferment au coucher du soleil et les rues sombres et encrassées sont infestées de hordes de bandits munis d’armes de contrebande, ramenées du Sahel. Pour protéger « Casa Alpha » de la menace de ces bandes, les deux arrondissements sont séparés par des barrages de contrôle et des corridors ultrasécurisés, qui permettent de filtrer la main-d’œuvre nécessaire au fonctionnement de la partie riche de la ville. À l’entrée de son bureau, Hind jette un regard sur les bus bondés qui déversent les travailleurs de « Casa Beta » sur une vaste esplanade, surveillée par les agents d’AMAN. Elle sort une dernière fois son monitor relié aux caméras de son appartement et s’assure que tout va bien chez elle, dans le meilleur et surtout le plus sécurisé des mondes…
Par Abdellah Tourabi, directeur de la rédaction