Que peut-on attendre, et qu’ose-t-on espérer de la commission chargée de proposer une révision de la constitution ? Zamane a interrogé à la fois un leader politique et un membre de la société civile.
Dans son discours du 9 mars 2011, le roi Mohammed VI s’est engagé à réviser la Constitution marocaine. Cette étape historique enthousiasme les uns mais suscite de la méfiance chez les autres. Plusieurs questions se posent sur la forme que pourrait prendre ce virage institutionnel. Dans une étape aussi décisive pour le Maroc de demain, les nombreux acteurs concernés semblent ne pas trouver de réel terrain d’entente. Pour le moment, le seul fait établi est celui concernant la formule de la rédaction de la future Constitution. Le roi a tranché la question en nommant unilatéralement une commission chargée de la révision du texte suprême. Ce choix du Palais suscite les critiques de certains mouvements, qui se considèrent d’ores et déjà comme les laissés-pour-compte de la future réforme. Même si on aura forcément du mal à définir la portée réelle des propositions faites à l’extérieur de cette commission, il est vrai que cette dernière ouvre ses portes à tous les acteurs qui voudraient s’impliquer dans la rédaction du texte tant attendu. Bien sûr, l’ouverture et la bonne volonté affichées par la commission sont parfois considérées comme un leurre par les mouvements de protestations.
La forme que doit prendre la réforme constitutionnelle n’est pas la seule à faire débat : le contenu du texte est lui aussi en cause. Là encore, les avis vont d’un extrême à l’autre. L’interprétation du discours royal diffère en fonction des sensibilités de chacun. Des idées telles que l’établissement d’une monarchie parlementaire font de plus en plus débat. Certains ne se font aucune illusion sur l’intention du régime de sauvegarder ses intérêts, tout en procédant à quelques concessions pour calmer l’ardeur des contestataires. D’autres retiennent que l’annonce de la révision de la Constitution est en soit un gage de réformes et d’ouverture politique. Confortés par les prérogatives nouvelles promises au Premier ministre, ces derniers voient dans les prochaines responsabilités du chef du gouvernement un socle assez solide pour instaurer une réelle démocratie.
Le rôle des partis politiques, concernés au premier chef par la transition unique qui s’annonce pour le pays, est également mis sur le devant de la scène. Pourtant leur action est souvent qualifiée de décevante. Leur réserve, et la facilité avec laquelle ils acceptent les règles du jeu dictées par le Palais, ont contribué à les décrédibiliser encore un peu plus. Peut-être dépassés par l’effervescence de la société civile, la plupart des partis tentent néanmoins de se racheter une conduite en prenant en marche le train de la réforme constitutionnelle. Ils hésitent de moins en moins à reprendre à leur compte la revendication d’une monarchie parlementaire, sans pour autant se mettre d’accord sur son contenu. En attendant, l’échéance du rendu de la commission au mois de juin est proche. Le flottement que vit le Maroc est l’occasion rêvée de poser les vraies questions sur la table, et d’en débattre sereinement, comme on le ferait dans une vraie démocratie.
« Soyons réalistes, pour être sûrs d’obtenir ce que nous voulons »
&
« C’est une erreur de considérer que cette constitution sera un aboutissement »
Selon vous, la nomination par le roi d’une commission chargée de rédiger une nouvelle constitution est-elle la meilleure solution ? Le choix d’une Assemblée constituante aurait-il pu être une alternative, en plus d’être un signe d’ouverture ?
Lahcen Daoudi : Je pense que c’est une question de fond. Le problème concernant l’Assemblée constituante est lié, entre autres, à notre difficulté chronique à procéder à des élections transparentes. On ne sait donc pas ce qui peut ressortir de telles élections pour une Assemblée. Jusqu’à présent, les systèmes de vote ont toujours été truqués. Je pense aussi qu’on n’a pas à mettre le compteur à zéro comme en Egypte. Personnellement, je préfère une commission, tout en regrettant la piètre qualité de celle proposée. Je déplore notamment le manque de contrôle effectif des partis politiques sur le travail de cette commission. D’autres acteurs sont impliqués (je pense aux syndicats, à des ONG de tout bord…) et je ne vois pas comment tout ce beau monde pourra être entendu. Je suis pour une commission de qualité, où l’on pourrait retrouver différentes sensibilités. Hélas, on ne peut pas repartir sur de nouvelles bases, avec une autre commission. Il faut aller de l’avant.
Fouad Abdelmoumni : Il faut faire le distinguo entre les actions ponctuelles que chacun essaye de lancer aujourd’hui, et la perspective du moyen terme qui se dessine actuellement. Pour moi, nous en sommes à la fin de l’absolutisme. A l’évidence, cette fin ne sera pas prononcée par le roi dans le cadre du processus qu’il a enclenché, dont il a annoncé l’aboutissement en juin, et dont la finalité est de faire plier l’ensemble du mouvement au prix de quelques concessions plus ou moins substantielles. Cette démarche, traduite par le discours royal du 9 mars, vise à maintenir l’essence du système, à savoir des pouvoirs exorbitants entre des mains réputées sacrées, non responsables et non tenues de rendre des comptes. Le roi ne s’est pas crispé sur une position fermée, mais il a défini un cadre général excluant les fondamentaux du débat politique, et il a chargé des techniciens de rédiger une constitution fondamentalement favorable au maintien du régime. Ce serait une erreur de considérer que cette constitution sera un aboutissement. Je suis néanmoins optimiste à l’égard de la réaction de la rue marocaine qui n’admet plus un pouvoir despotique, fût-il éclairé.
D’après vous, peut-on s’attendre à une redéfinition des articles les plus importants, notamment les articles 19 et 23, relatifs respectivement au statut de « commandeur des croyants » et à la sacralité de la personne du roi ?
L.D. : En ce qui concerne la sacralité royale, c’est une notion venue de l’autre rive de la Méditerranée, elle a été importée. Il faut absolument l’éliminer parce qu’elle est anachronique. Pour ce qui est de l’article 17 [« Tous supportent, en proportion de leurs facultés contributives, les charges publiques que seule la loi peut, dans les formes prévues par la présente Constitution, créer et répartir », ndlr], c’est un beau discours qui n’a pas d’existence sur le terrain! Quant à l’article 19, il existe, sous une forme ou une autre, dans toutes les monarchies du monde, dont l’Espagne par exemple. Au Maroc, son usage hors norme fait que nous n’avons pas de Premier ministre qui soit totalement responsable de l’action de son gouvernement. Dans tous les pays du monde, le chef d’Etat est celui qui est garant également de la démocratie. Le problème du statut de commandeur des croyants, c’est la place qu’on lui attribue et qui constitue une spécificité marocaine. Je vous rappelle que, dans la gestion du quotidien, ce statut ne concerne que l’armée, les oulémas et un certain arbitrage que nous jugeons absolument nécessaire aujourd’hui.
F.A. : Si demain nous devions garder dans la Constitution le statut de commandeur des croyants pour le roi, cela ne me dérangerait pas outre mesure, à condition que cette qualité ne soit que symbolique. Les discours qui prônent un pouvoir illimité du roi en tant que chef religieux ne font que le conforter dans sa possibilité de tout régenter seul, et c’est bien là que notre sort est en train de se jouer.
Dans le cas où la prochaine constitution ne va pas dans le sens des revendications de certains mouvements de la société civile ou politique (Mouvement du 20 février, Parti socialiste unifié), quel visage pourrait prendre la contestation ? Jusqu’où peut-on aller pour trouver un consensus ?
F.A. : Le mouvement devrait garder sa nature ouverte, unitaire, profonde, soutenue et pacifique. D’autres efforts sont maintenant portés par les syndicats et par les jeunes des quartiers. La contestation pourrait prendre la forme d’un mouvement plus multiforme dans un proche avenir. Nous ne sommes pas dans un mouvement de quelques semaines, mais plutôt dans une action de fond, qui connaîtra plusieurs étapes. Le mouvement du 20 février ne doit pas considérer que nous sommes dans le « tout ou rien » immédiat.
Est-ce la limite du mouvement ?
F.A. : Non, je considère simplement que c’est une étape d’investissement douloureuse, celle de l’expérimentation, de l’apprentissage et de la construction du nouveau « savoir-vivre-ensemble ». Dans quelques mois, le mouvement aura atteint la force de l’âge et sera tout à fait capable d’aller beaucoup plus loin que nos espérances actuelles.
L.D. : Une fois la constitution établie, son application reposera sur les élus nationaux. Pour moi, la réforme la plus urgente est celle du code électoral. La seconde étape sera d’intégrer nos revendications. Le PJD a ses propres revendications, mais ne prétend pas parler au nom des autres. Nous allons donc nous positionner en fonction des réponses apportées à ces revendications.
Les efforts des partis politiques ne sont-ils pas justement de rassembler et de trouver un consensus dans les revendications ? Le PJD est-il contre le consensus ?
L.D. : Nous ne pouvons pas être d’accord avec tout le monde. Certains veulent demander la lune. Nous disons : soyons réalistes, pour être sûrs d’obtenir ce que nous voulons. Selon les réponses qui seront apportées, nous verrons qui sera satisfait ou pas; en tout cas, plus les réponses aux attentes seront larges, mieux ce sera pour tout le monde.
Dans cette période de changements historiques, comment jugez-vous l’action des partis politiques marocains ? Adoptent-ils les réactions adéquates face à l’importance des échéances à venir ?
F.A. : Clairement non, à l’exception des partis de la gauche non gouvernementale, et notamment le PSU, qui ont assumé la perspective d’une monarchie parlementaire et les moyens de mettre à la disposition des mouvements l’intégralité de leurs ressources humaines et matérielles. Les directions des partis de la majorité gouvernementale ne demandent pas mieux que de maintenir l’absolutisme, mais un mouvement significatif a été enclenché chez certaines franges militantes au sein de l’USFP et du PPS, et encore plus chez le PJD qui a significativement infléchi ses positions. Mais globalement, on a l’étrange impression que nombre de partis sont encore plus frileux à l’égard du progrès que le Palais. Aujourd’hui, ils commencent à parler de monarchie parlementaire, mais comme perspective ambiguë, contradictoire et non encadrée par un quelconque calendrier, alors que cet objectif est totalement à notre portée. Nous ne sommes plus à une époque où le roi peut sortir ses chars dans la rue pour imposer son absolutisme. Et les arguments tels que « le peuple marocain n’est pas encore mûr pour la démocratie » ou bien « les partis ne sont pas capables de gérer la démocratie » ne tiennent plus la route, car nul ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes, et nul n’est en droit de priver le peuple de sa souveraineté en prétendant qu’il n’est pas éduqué.
Ce sont pourtant les arguments mis en avant par certains partis politiques…
F.A. : Ils parlent d’eux-mêmes, de leurs carences. C’est leur problème. De toute façon, il ne peut pas y avoir de renouvellement des élites politiques dans ce pays tant que le jeu est complètement fermé. La preuve est faite aujourd’hui que si les Marocains ne sont pas allés voter massivement aux dernières élections, ce n’est pas qu’ils ne se sentent pas concernés par la politique, mais bien qu’ils ne voient pas d’intérêt à voter dans un système absolutiste et corrompu. Evidemment, aux côtés de la réforme institutionnelle profonde, une réforme majeure est tout aussi impérative au niveau de l’encadrement des élites, notamment avec le départ urgent des vieux barons des partis, beaucoup trop engoncés dans leur image de vassaux et leurs petits intérêts mesquins.
Et le PJD dans tout ca?
L.D. : Nous avons déjà fait des propositions. Nous nous réunissons régulièrement avec la commission. Quant à la notion centrale de monarchie parlementaire, ce qui nous intéresse, c’est le contenu, pas l’appellation. Cela me fait penser à certains adjectifs qu’on dresse en épouvantail, comme dans « banque islamique ». Il suffit d’enlever le dernier mot pour être rassuré.
Le mot de la fin : quel avenir politique pour le Maroc ?
L.D. : Il n’y a pas de chèque en blanc. J’aime trop mon pays pour penser aux scénarios pessimistes. Nous n’avons pas envie de gâcher les moments de joie que l’on va traverser. Le Maroc doit rester à la pointe de la démocratie dans le monde arabe. Nous n’avons pas le droit de voir des pays tels que la Tunisie ou l’Egypte nous passer devant. Les actions que nous avons entreprises par le passé sans les réformes n’auraient plus grande valeur. Pour résumer, je pense que nous devons être confiants.
F.A. : Pour ma part, je considère que le despotisme est déjà mort. Il y a bien quelques tentatives d’arrière-garde pour en maintenir certains attributs. Il faut les surmonter en bataillant mordicus pour arracher des engagements irrévocables dans le texte constitutionnel et dans leur traduction pratique. Le pouvoir doit être responsable de ses actes et être jugé comme tel. On ne peut pas diriger un pays parce qu’on est le fils d’untel, c’est une aberration totale.
Par Sami Lakmahri