Zamane dédie son dossier du mois à Rabat. Ce choix n’est évidemment pas anodin. Nous avons choisi de « raconter » Rabat parce que Rabat offre une parabole du Maroc. C’est un autre Maroc. Pas celui de Fès ou Marrakech, les deux capitales éternelles. Ni celui de la folle Casablanca. Ces trois villes racontent chacune un Maroc particulier. Celui de Rabat, aujourd’hui, est le plus parlant, le plus inspirant, et ce n’est pas parce que Rabat est la capitale administrative et politique du royaume.
Si Fès, Marrakech et Casablanca, dans leurs splendeurs et dans leurs décadences, racontent de trois manières possibles l’histoire d’une espérance brisée, Rabat raconte bien autre chose. Elle est bien la seule à le faire. Cette ville nous dit : «Voilà ce que le Maroc a réussi et peut encore réussir, envers et malgré tout (et tous)».
La longue histoire de Rabat n’est pas celle de la ville mais du site. Dans l’Antiquité, Phéniciens et Romains se sont intéressés à cet emplacement entre le Bouregreg et l’Atlantique, qui exposait le site à tous les dangers mais aussi à toutes les ouvertures. Qu’on lui donne le nom de Chellah ou Sala, Rabat a été un embryon de ville, un projet longtemps envisagé et tout aussi longtemps reporté ou contrarié. Les Almohades y ont installé un Ribat, en gros un campement militaire, dans le Moyen Âge. Sans plus.
La ville a été par la suite abandonnée, dans une version inachevée (à l’image de la « presque » Mosquée almohade de Hassan), avant de devenir une sorte de village andalou à l’arrivé des Morisques chassés d’Espagne. Puis plus rien, ou pas grand-chose, jusqu’au XVIIIème siècle quand le très éclairé Mohamed Ben Abdallah s’intéresse au site, lui qui s’intéressera aussi à d’autres façades atlantiques (Essaouira).
Ce désintérêt pour Rabat s’explique par le fait que le site a longtemps été totalement isolé du reste du royaume. L’inexistence de routes, la nature marécageuse de la région, la quasi-absence de pont et de toute installation, rendait le détour par Rabat (et toute la région dite de Tamesna, ancien fief Berghouata) compliqué.
Pourquoi s’y aventurer, alors ?
Curieusement, donc, Rabat représentait dans le passé le Maroc inutile, loin des routes caravanières, commerciales ou impériales, qui empruntaient des cheminements plus sécurisés, loin des mers et loin des montagnes, à l’intérieur des terres, dans l’axe Fès – Marrakech, avec des prolongements au nord et à l’est vers Taza et jusqu’à Tlemcen, et au sud vers Sijilmassa, Tafilalet et les confins sahariens.
Toute une histoire, comme on le voit, qui s’est écrite loin de l’Atlantique, loin du Ribat de Rabat.
Même si la renaissance de la ville a démarré avant le XXème siècle, c’est bien l’arrivée du Protectorat qui a définitivement lancé Rabat dans la cour des grands. Si Lyautey a choisi d’en faire la capitale, au détriment de Fès ou Marrakech, c’est qu’il y avait une raison. En plus de son ancienneté, de la noblesse de ses origines, de son emplacement géographique qui en fait l’épicentre du nouveau Maroc utile, Rabat est une ville douce et tempérée comme son climat.
Rien à voir avec l’explosive Casablanca avec son trop plein d’affairistes, ses armées d’ouvriers et de chômeurs, la paupérisation et la ruralisation qui menacent à ses portes et qui représentent une bombe à retardement.
Rien à voir avec la trop fière Fès et ses élites religieuses et commerçantes en pilotage automatique, qui ont fait ou défait tant de sultans. Rien à voir avec la vétuste Marrakech et ses influences sahariennes, trop à l’écoute de ses puissantes tribus (les Glaoua comme suprême illustration), alors tournée vers le sud et vers le passé.
Rabat a court-circuité toutes ces villes. Mais elle a fait mieux, notamment depuis l’indépendance du royaume. Elle s’est tenue à un plan de développement urbain sans trop en dévier. Au point de ressembler aujourd’hui à une ville équilibrée qui tient la route, avec les meilleurs indices socioéconomiques du royaume, et la meilleure qualité de vie.
Pour une ville qui a vécu des siècles au cœur du Maroc inutile, ce n’est pas un mince exploit.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction