Dans un corpus d’ouvrages devenus des classiques, l’Allemand Reinhart Koselleck a construit un modèle théorique pour comprendre le rapport que les sociétés entretiennent avec le temps historique. Ce rapport varie en fonction de la manière d’articuler la perception du passé et celle du futur, autrement dit « l’espace d’expérience » et « l’horizon d’attente ». Pour Koselleck, les « temps modernes » sont nés au 18e siècle, avec « le règne de la critique » et l’idée de progrès. On est ainsi passé des « histoires » à « l’Histoire » au singulier, impliquant la Révolution, la démocratie et l’Etat-nation. Il s’agissait là d’une véritable rupture de paradigme, car on est passé d’une perspective qui envisageait le présent et le futur à la lumière du passé érigé en modèle, à une nouvelle perspective qui envisageait le passé à la lumière d’un futur ouvert et plein de promesses.
Quid des sociétés contemporaines d’aujourd’hui? François Hartog, historien français, proposa une actualisation du schéma que nous avons esquissé ci-dessus. La deuxième perspective aurait duré deux siècles, entre la Révolution française (1789) et la chute du mur de Berlin (1989). A partir de ce dernier tournant, c’est « la crise du futur », et l’hégémonie du présent, que Hartog appelle « le présentisme ». Les symptômes de cette évolution sont nombreux, entre autres les nouvelles technologies de l’information qui sont devenues « des techniques de suppression du temps ». Ces outils prétendent nous offrir, par la force de l’image, une histoire se déroulant au présent, en direct, ce qui tend à supprimer la distance entre le présent et le passé. Il est devenu malaisé de distinguer l’événement médiatique de l’événement historique. De même, l’historien se retrouve déclassé par rapport au journaliste et au témoin, et la mémoire prend le pas sur l’histoire.
Ce débat est stimulant à plus d’un titre. On peut se demander si l’idée de « présentisme » ne rejoint pas, d’une manière ou d’une autre, l’idée d’une « fin de l’histoire », liée au triomphe du néo-libéralisme, et à une globalisation synonyme d’un monde unipolaire et harmonieux. Or, dès la fin des années 1980, le monde post-chute du Mur a connu une série de tensions internationales, et diverses sociétés occidentales ont connu des crispations identitaires qui indiquent un retour du passé dans la manière de définir les entités collectives.
Nous sommes également amenés à nous demander : comment pourrions-nous, en tant que société, nous situer par rapport à ce schéma d’ensemble ? La question mérite d’être posée. La première impression est celle d’une conscience composite du temps. Nous partageons avec les sociétés avancées certains aspects du « présentisme ». Nous subissons l’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication, mais à partir d’un milieu culturel qui n’est pas muni des outils adéquats pour une réception critique des informations et des messages qui les accompagnent.
Notre société est aussi partagée entre l’idéalisation du passé et celle du futur, ce qui semble reproduire les deux consciences successives du temps en Europe, avant et après le 18e siècle. Or notre culture n’a pas connu une évolution homogène et endogène ; elle continue à piétiner dans une tension souvent improductive entre les deux attitudes dites « traditionnaliste » et « moderniste », car la dichotomie en question est née de l’intrusion extérieure, c’est-à-dire de la fracture coloniale. Celle-ci est parfois qualifiée de « modernité imposée », mais le pouvoir colonial n’a pas manqué d’ambivalence, entre un discours moderniste et une pratique traditionnalisante ; de la même manière, l’Occident a soutenu la mouvance islamiste après les indépendances, ici et ailleurs. A un autre niveau, l’attitude traditionnaliste est adoptée parfois comme une revendication de modernité. Et sur le versant moderniste, l’action collective est menée au nom d’un futur virtuel envisagé en dehors d’une critique qui viserait notre passé, notre présent, et notre futur incarné ailleurs et qui devient notre propre « horizon d’attente ».
Voir notamment Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, E.H.E.S.S, 1990 (éd. allemande, 1979). Régimes d’historicité, présentisme et expérience du temps, Paris, Seuil, 2003.
Par Abdelahad Sebti