Quand la réalité dépasse la fiction. Ce n’est pas une simple expression au sein de la famille Binebine. Mahi, le benjamin, confiait à Zamane en juin 2017 les péripéties extraordinaires de son entourage. Une mère courage, un père amuseur du roi Hassan II et un frère emmuré 20 ans à Tazmamart. Un scénario improbable qui pourrait inspirer les meilleurs romanciers. C’est Mahi Binebine, l’auteur, qui va s’en charger lui-même dans ses livres…
«Mon père avait renié mon frère ainé après la tentative de coup d’Etat de Skhirat en 1971. Je ne pense même pas que Hassan II l’ait obligé à le faire. Dans ce système, la cour est zélée plus qu’il n’en faut. Il est vrai que la monarchie laisse faire et qu’elle pourrait y remédier. A l’époque, l’attitude de mon père vis-à-vis de mon frère Aziz m’a révolté. Il se disait même qu’il a organisé une sorte de cérémonie d’enterrement, pour prouver à tous qu’il n’avait plus de fils ainé. De même, il aurait déchiré publiquement la page de Aziz dans le livret de famille. C’est un assassinat et je le considérais comme un lâche. J’ai donc refusé de voire mon père jusqu’à la libération de mon frère en 1991. Mon frère Aziz était sous-lieutenant instructeur à l’école militaire d’Ahermoumou. M’hamed Ababou avait choisi l’élite de cet établissement pour mener son projet de coup d’Etat. Mon frère en faisait partie. Plus tard, Aziz m’a confirmé qu’il ne savait rien de ce qui se tramait. Seulement, la veille, il avait remarqué un silence inhabituel lors du repas dans le mess des officiers. Le jour de l’attaque fut un véritable carnage et surtout un énorme ratage. Au milieu de la bataille, mon frère n’a tiré aucune balle. Il s’est simplement allongé par terre, voyant que dans la confusion, les cadets se mitraillaient entre eux. Après le procès, Aziz a été condamné puis transféré dans un premier temps à la prison de Kénitra, véritable Alcatraz du royaume. Je me souviens des visites que ma mère et moi effectuions pour le voir. Les parloirs étaient encerclés de grillages et un gardien était posté entre nous, dans une ambiance surréaliste et cacophonique car toutes les visites se déroulaient en même temps. Pour moi, l’incarcération de mon frère était comme perdre mon père une seconde fois. Aziz incarnait la figure paternelle à la maison. Lorsque nous faisons des bêtises, ma mère nous menaçait en invoquant mon grand frère. Il incarnait l’autorité à chaque fois qu’il revenait nous voir pendant ses permissions avant la tentative de coup d’Etat. Des souvenirs que j’essayais de garder au fond de moi.
«Aziz ne déteste ni le roi ni notre père»
Depuis mon exil douillet à Paris, l’écriture me permet de me reconnecter aux miens, à ma terre, mon terroir. D’ailleurs, lorsque je suis rentré au Maroc, j’ai écrit un roman dont l’action se passe en France. Ce n’est pas un hasard et c’est un moyen pour moi de rester attaché au lieu que je quitte. Je renoue surtout avec mes origines lorsque ma mère contracte un cancer du sein, et que je la rejoins au Maroc en 1991. Je me souviens de son appel, où elle me demande de rentrer pour la voir car elle savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps à vivre. Je suis rentré à El Jadida, où ma mère vivait chez sa sœur. C’est à mon retour que j’écris mon second roman, «Les funérailles du lait». C’est l’histoire de mon frère prisonnier à Tazmamart, et de ma mère qui l’attendait tous les jours. A chaque déjeuner, un plat et des couverts étaient dressés pour lui. Pour elle, il était présent comme si il allait revenir à n’importe quel moment, et qu’il allait réclamer sa nourriture. Dans la réalité, ma mère a été amputée d’un sein mais, dans la fiction, elle demande à récupérer cet organe. Durant tout le livre, elle va s’adresser à ce sein comme s’il était son enfant disparu. Le lien organique est évident. Le personnage de ma mère finit par enterrer ce sein dans le caveau familial. C’est son combat pour la mémoire. Son message est celui-ci : Vous avez volé la vie de mon enfant, vous ne me volerez pas sa mort…
Evidement, l’année de parution du livre, ma mère meurt. Elle a résisté et s’est éteinte six mois après sa libération. Elle a finalement gagné son combat, et elle l’a vue libre. Elle avait laissé un grand gaillard en costume militaire, et elle retrouve une petite chose d’un mètre cinquante, amaigri avec des yeux enfoncés dans leurs orbites. Elle se demande alors si on ne lui avait pas changé son fils. Après les étreintes au comble de l’émotion, les gendarmes ont salué mon frère comme s’il s’agissait d’un haut-gradé de l’armée. Cette scène m’a particulièrement touché. La première chose que me demande Aziz à sa libération est d’aller voir notre père. Je lui rappelle qu’il a simulé son enterrement près de 20 ans plus tôt. Il insiste. Je ne l’avais pas revu depuis mes quatre ans. Lorsque Aziz et mon père se sont fait face, ils se sont donné l’accolade et ont pleuré comme des madeleines. Le temps vous apprend finalement à relativiser les choses, et vous apprenez que tout n’est pas blanc ou noir. Si mon père a renié son fils, c’était peut-être pour protéger les autres, ou simplement garder son poste, allez savoir. Mon frère m’a expliqué que les rares survivants du terrible bâtiment B de Tazmamart ne portaient plus de haine en eux. C’est même la raison de leur survie, car la haine consume à petit feu et finit par vous tuer. Il est devenu pieux et ne déteste ni le roi, ni notre père. Il s’est rendu à Dieu sans concession et ne lui a jamais rien demandé, même pas sa libération. Aujourd’hui, il est marié et a un enfant de plus de 20 ans. La vie a repris le dessus. Quant à moi, je n’avais pas cessé de haïr mon père jusqu’à ce que je renoue avec lui, et que je découvre un type génial. Je n’ai réussi à l’appeler papa qu’à travers la dédicace de mon livre qui lui est dédié («Le Fou du roi»). C’était compliqué, mais ce livre a scellé notre réconciliation».