La traduction littéraire est une forme de restauration. Traduire un écrivain ou un poète d’une langue à l’autre revient à le remettre au goût du jour, et à le faire voyager d’un public à un autre, voire d’un monde à un autre.
Parce que traduire ce n’est pas seulement trahir. C’est aussi enrichir.
C’est exactement à cela que j’ai pensé en feuilletant les pages de « Double langage », la traduction d’une série de petits essais critiques de Driss El Khoury. Ba Driss, comme l’appellent ses amis, fait partie de ces derniers écrivains marocains à redécouvrir. Voire à découvrir tout court. Si l’artiste est une célébrité dans le monde arabe et chez le public arabophone, il reste peu connu du public francophone.
C’est cette forme d’injustice que Driss Chouika, un autre artiste, a tenté de réparer en traduisant Ba Driss. Il faut encourager cette initiative parce qu’elle en appelle d’autres. Driss El Khoury est une plume alerte, singulière. Une voix authentique aussi. Celle des petites choses, des petites gens. Spécialiste de la nouvelle et des histoires courtes, son recueil « Bayt Annou’ass» (littéralement « Chambre à coucher »), un texte qui mérite absolument une traduction vers la langue française, reste la pièce la plus représentative de son art.
Comme Mohamed Choukri ou encore Mohamed Zefzaf, deux écrivains et deux hommes qu’il a d’ailleurs connus mieux que personne, Ba Driss appartient à ce qu’on peut appeler l’underground marocain. Ensemble ou séparément, ces trois-là dénotaient. Ils faisaient tache, ce qui est un atout et une qualité en matière de littérature.
Contrairement à l’écrasante majorité des plumes apparues après l’indépendance, notre trio n’a pas écumé les bancs de l’université. Ni les salons feutrés de l’intelligentsia marocaine. Et il n’a pas fait son apprentissage dans les meetings politiques, leur préférant plutôt les discussions dans les bistros et les petits cafés, dans les bars populaires aussi, autour d’une bouteille de gros vin et d’un jeu de cartes ou un damier. Leur seul apprentissage a finalement été l’école de la vie et de la rue. Tanger pour Choukri, Casablanca pour les deux autres. Loin des écrivains « penseurs », des intellectuels ou des écrivains dits engagés (politiquement), El Khoury et ses amis avaient la fibre humaine hypertrophiée et écrivaient souvent d’instinct. Ils racontaient des choses, des gens et des endroits que l’on n’avait pas beaucoup l’habitude de lire. Pas au Maroc. Ils ont finalement été des éclaireurs, ouvrant la voie (et les yeux) à des générations d’écrivains et, surtout, de lecteurs. Choukri et Zefzaf ont eu la chance d’être traduits, ce qui a considérablement élargi le cercle de leurs fidèles. Pas Ba Driss, qui attendait tranquillement son tour. Toute son œuvre est une ode à la liberté. Celle d’écrire, de respirer, d’être ce qu’on est et rien d’autre. Ecrivain moderne, Ba Driss mérite largement d’être (re)découvert par un nouveau public, plus jeune. Il le mérite autant que d’autres écrivains remarquables comme Mohamed Sof ou le poète Driss Meliani, sans oublier les Ahmed Bouzfour ou Youssef Fadel, grandes et belles plumes arabophones. En attendant de traduire ceux qui ne l’ont pas été (je pense par exemple à un Larbi Batma dont les deux petits livres, sortis peu avant sa mort, sont deux authentiques joyaux), allez-y : essayez ce « Double langage ». Vous ne serez pas déçus.
(« Double langage », traduction de l’arabe par Driss Chouika, imprimerie « Le Journal de Tanger », 100 dirhams).
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction