Il a réussi le pari de ne pas confondre le temps long et l’absurde, de concilier l’expérience du pouvoir et les honneurs de l’opposition, d’établir la synthèse d’une nation millénaire durant 75 ans de vie politique.
Par Omar Mahmoud Bendjelloun
Depuis l’annonce du décès de Abderrahmane Youssoufi en cette période de pandémie, des funérailles virtuelles se sont organisées dans les réseaux sociaux pour rendre hommage à l’un de ceux qui ont symbolisé la démocratie et le socialisme. Ingénieur du secret durant de longues années dans l’opposition, il a choisi de tirer sa révérence discrètement à l’âge de 96 ans, tel un père fondateur de l’indépendance et de l’idée maghrébine. Les aspirations qui l’ont propulsé dans les rangs de la résistance sont les mêmes qui l’ont amené à se retirer de la vie publique pour entamer un long silence durant lequel il s’est imposé dans l’arène politique comme refuge de conscience. L’occupation, les années de plomb, la clandestinité, la prison, les options révolutionnaire et démocratique, les luttes intestines, la raison d’État, la présidence du gouvernement, la quarantaine politique … n’ont pu réduire la durabilité temporelle et pluri-générationnelle ni altéré l’autorité morale de celui qui incarne la « synthèse » marocaine et maghrébine.
1944, année de l’éveil
Natif de Tanger en 1924, Abderrahmane Youssoufi rejoint la résistance dans les zones d’occupation française et espagnole qui avaient dépecé le Maroc en 1912. Il est enrôlé en 1944 à Casablanca, l’année du « manifeste de l’indépendance » qui éveillera la conscience nationale et fera la jonction entre les populations urbaines, la lutte armée et le palais royal marocain. N’étant pas de souche notabilaire, le jeune Abderrahmane évolue au sein de l’Armée de Libération Nationale en compagnie de son chef redoutable Mohamed Basri alias « L’Fkih ». Il s’intègrera à la bourgeoisie intellectuelle via le parti de l’Istiqlal et son leader Mehdi Ben Barka qui lui apprenait les mathématiques dans le prestigieux lycée « Moulay Youssef » de Rabat. Dans les années 50 il rejoint Paris pour « faire son droit » avant d’en être exclu pour ses « activités subversives » en faveur de l’anti-colonialisme. Il revient à Tanger pour exercer la profession d’avocat, devenir son Bâtonnier et participer à la fondation de la très influente « Union des Avocats Arabes » qu’il mettra au service de la libération des peuples colonisés. Cette période l’a imposé comme encadrant incontestable de la résistance marocaine et un allié de la révolution algérienne, et met en relation les leaders du FLN algérien et le roi Mohammed V du Maroc, en organisant par ailleurs le congrès unitaire du Maghreb arabe en 1958.
L’indépendance du Maroc a fait jaillir les contradictions idéologiques au sein de son mouvement national. Abderrahmane Youssoufi optera pour la clarification à travers l’UNFP qui a fait le choix de l’option socialiste inscrite dans le continuum de la libération. Avec les nationalistes Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid ou Abdellah Ibrahim, les dirigeants de l’action armée, les théologiens rationalistes comme « Cheikh Al Islam » ou le bras syndical représenté par Mahjoub Benseddik et la vague marxiste d’Omar Bendjelloun, Abderrahmane Youssoufi sera l’un des fondateurs du plus grand parti de masse et d’intellectuels qu’a connu le Maroc contemporain dès 1959. Pendant que ses camarades dirigeaient le gouvernement socialiste de courte expérience en 1960, qui a jeté les jalons du souverainisme économique et de la réforme agraire avant qu’il ne soit renversé par le « fait du prince », le Bâtonnier Youssoufi se consacrera au parti et à la défense des droits de l’homme jusqu’à ce qu’il soit lui-même confronté à trois longues décennies d’opposition radicale et institutionnelle. Elles ont connu leurs tributs de trahisons, de poursuites, de condamnations, de réclusion et de déportations. Le boycott de la Constitution octroyée de 1962, la falsification des élections en 1963, son procès inique de la même année aux côtés de Ben Barka, Basri et Bendjelloun condamnés à la peine capitale, l’ont poussé à l’exil forcé.
Grande figure du Maghreb
L’assassinat de Mehdi Benbarka deux ans plus tard imposera un clivage au sein de l’UNFP, entre les tenants de l’option révolutionnaire et ceux de l’option démocratique. Abderrahmane Youssoufi sera le dirigeant politique du « Tanzim », l’organisation révolutionnaire parallèle de l’UNFP à l’étranger, aux côtés de Mohamed Basri qui en était le responsable « logistique ». Entre Paris et Le Caire, le « Camarade Abderrahmane » est un activiste infatigable. D’une réunion clandestine avec les cadres du parti à Damas à l’accueil de Che Guevara à Alger, il était au service d’un autre Maroc, d’un Maghreb possible, animé par les valeurs de justice et de socialisme. En tant qu’Avocat et figure de l’opposition, il prendra la défense de la famille Benbarka lors du procès d’assises à Paris en 1966 aux côtés de Maitre Buttin. Il le chargera par la suite de se rendre à Madrid pour enquêter sur le rapt de Said Bounailat et Ahmed Bendjelloun, dans ce que la presse internationale avait qualifié de « seconde affaire Ben Barka ». Il interviendra aussi auprès des instances Onusiennes en faveur de centaines de portés disparus. Au procès de 1973, le ministère public requiert la peine capitale à son encontre alors que nombre de ses camarades sont torturés, exécutés ou incarcérés. Le prix payé par le parti et les militants l’amènera à opérer une autocritique, qui consiste en une rupture avec la démarche révolutionnaire et l’adoption définitive de la « stratégie de la lutte démocratique » portée par l’UNFP dès 1972, entérinée lors de son congrès extraordinaire qui donne naissance à l’Union Socialiste des Forces Populaires en janvier 1975. Ce tournant sera traumatisé par l’assassinat quelques mois plus tard d’Omar Bendjelloun, la dynamo idéologique, syndicale et partisane du mouvement, qui déclenchera un long processus électoraliste et sécessionniste contre lequel Abderrahmane Youssoufi réussit à préserver son intégrité politique, en évitant toute élection biaisée ou autre combat fratricide avec les dynamiques successives de réformes internes. Ombre vertueuse d’Abderrahim Bouabid qu’il considérait comme « le leader incontestable de l’Ittihad », et après les obsèques légendaires de ce dernier en 1992, Abderrahmane Youssoufi finira par prendre la direction de l’USFP. Cette année-là marquait ma première rencontre avec ce géant du socialisme, à l’occasion de ses condoléances pour le décès de ma grand-mère, la mère d’Omar et Ahmed Bendjelloun, une femme qui avait connu les prisons pour rendre visite à ses enfants et qui avait choisi de mourir le même jour que Abderrahim Bouabid. Abderrahmane Youssoufi, connu pour sa maîtrise du calendrier socialiste, qui venait de prononcer l’élégie de son compagnon de route devant des centaines de milliers de partisans, avait pris le soin de se recueillir quelques heures plus tard sur la tombe de la mère de ses camarades, en toute intimité fraternelle.
L’espoir de la transition démocratique
Après la mort prématurée du chef de l’opposition Abderrahim Bouabid, l’Ittihad est encore plus affaibli après les vieilles guerres d’usure avec le pouvoir et les luttes intestines. Toutefois il n’en perdra pas moins sa légitimité politique et populaire pour que Hassan II y voit une courroie de transmission monarchique et que les démocrates gardent en lui l’espoir d’une transition démocratique. Un quinquennat de tergiversations, d’exil volontaire, de révisions constitutionnelles, de négociations entre les anciens rivaux ont fini par aboutir au « gouvernement d’alternance » en 1998. Abderrahmane Youssoufi acceptera de former un gouvernement avec l’ancien ministre de l’intérieur Driss Basri, âme damnée du pouvoir durant 25 ans, et des partis dits « administratifs » experts en ingénierie de la fraude électorale qui ont souillé la volonté populaire durant le même intervalle. Un esprit de réconciliation imposé par le poids du premier ministre de 73 ans avait dominé l’environnement politique au Maroc. Cet esprit fût rythmé par la critique de la gauche non gouvernementale, les scissions supplémentaires au sein du parti devenu majoritaire, l’embuscade des islamistes et l’apparition d’une meute d’opportunistes anonymes qui ont submergé les instances partisanes et la technostructure. Les deux gouvernements d’Abderrahmane Youssoufi avaient réussi certaines formes de justice transitionnelle par la réintégration de milliers de fonctionnaires expulsés abusivement pour leurs positions politiques, par la grâce des détenus et des exilés dont le retour de Mohamed Basri ou Abraham Serfaty, par l’élaboration d’une vérité partielle concernant les exactions des droits humains durant les années de plomb, par la réduction considérable de la dette publique, par la réhabilitation de l’action et de la confiance politiques parmi les jeunes générations, par une diversification de la presse écrite ou encore l’avancement de la question du Sahara occidental et du dialogue inter-maghrébin. Cette parenthèse désenchantée s’est refermée avec un « cafouillage électoral » en 2002, qui avait presque manqué de respect à la dimension historique de cette période politique sensible et à l’envergure de Abderrahmane Youssoufi. Il sera écarté de la présidence du gouvernement et finira par se retirer de la vie publique suite à la lecture d’un testament lors d’une conférence à Bruxelles.
D’un caractère austère marqué par une probité naturelle, le grand militant ne daignera pas encaisser les « dédommagements martyriels » de l’instance équité et réconciliation, qu’il reversera à des organisations à vocation universelle. En prenant du recul dans son retranchement casablancais et cannois, il a observé pendant longtemps le spectacle d’une scène politique dévastée par l’agonie et la prédation, qui oscillait entre la disparition de ses compagnons les uns après les autres et ceux encore qui s’enfonçaient dans un « processus démocratique » pris en tenaille par le néolibéralisme et le fondamentalisme. Il refusait les apparitions publiques sauf pour rendre hommage à ses amis, tels qu’Ahmed Ben Bella le premier président algérien ou l’intellectuel organique de l’USFP Mohamed Abed El Jabri, et promouvoir la réconciliation maghrébine. Il avait toujours gardé cette capacité à provoquer des meetings unitaires auxquels adhérait le camp progressiste toutes fractions et individualités confondues. Lors du cinquantenaire de la disparition de Mehdi Ben Barka en octobre 2015, Maitre Youssoufi m’avait sollicité pour participer à l’organisation d’un rassemblement national à l’hommage du leader tiers-mondiste, dans lequel nous allions apprendre, quelques heures avant son commencement et dans la stricte tradition clandestine, que le roi Mohammed VI sera des nôtres par une lettre adressée au peuple de l’Ittihad. Quelques mois auparavant nous avions reçu ma mère et moi une lettre royale à l’occasion du décès de mon père, militant de l’UNFP de la première heure jusqu’en 1992 où il fonde le parti de l’avant-garde, aujourd’hui pilier de la Fédération de la Gauche Démocratique. J’avais rendu visite à Abderrahmane Youssoufi pour l’inviter à la commémoration de mon défunt père et au détour de notre conversation, il me posait cette question qui s’apparentait à de la naïveté mais qui recouvrait toute sa dimension existentielle : « Mahmoud, peux tu m’expliquer comment ont-ils fait pour s’enrichir ? ».
Cette question m’avait bouleversé, elle m’a renvoyé à mon père qui m’avait légué un compte de 1,34 dirhams et deux prénoms, « Omar » en référence à son frère dirigeant de l’option démocratique assassiné en 1975 et « Mahmoud » à celle de son compagnon de l’option révolutionnaire tombé au champ d’honneur dans les hauteurs de l’Atlas en 1973. Cette question m’a fait comprendre qu’une génération de patriotes était en voie de disparition et qui, entre sa quête de survie pour défendre un peuple laissé à l’abandon et sa confiance abusée, n’avait pu protéger son projet politique de la déchéance morale malgré que son autorité symbolique soit restée intacte. Maitre Youssoufi me recevra des années plus tard pour m’offrir les trois tomes de son ouvrage consolidant sa mémoire centenaire. Il m’apprend que dans une volonté de faire passer le témoin à la génération de la lutte démocratique par celle de la résistance, et lors de sa réunion avec Abderrahim Bouabid et Mohamed Basri à Paris en préparation du congrès extraordinaire de l’USFP en janvier 1975, le triumvirat voulait qu’Omar Bendjelloun soit le premier secrétaire du parti. Le quadragénaire assassiné quelques mois plus tard avait refusé cette responsabilité ô combien historique, considérant ses blessures physiques et morales causées par la torture et son respect indéfectible à Abderrahim Bouabid qu’il considérait, dans un sens aigu du pragmatisme et au-delà du lien affectif, « seul à même de rassurer Hassan II ». Moi qui avait connu les parloirs de prison pour rendre visite à mon père, et défilé au premier mai ou en soutien à la Palestine dès l’âge de cinq ans, je n’avais toujours pas compris que l’Ittihad était un océan historique complexe qui gardait ses aspects énigmatiques non encore élucidées, surtout que les concurrences mémorielles et les falsifications n’ont pas encore abandonné leurs entreprises révisionnistes.
Un voyage rassurant vers l’identité nationale et politique
Rencontrer Abderrahmane Youssoufi l’ancien résistant, militant, dirigeant de l’opposition et du gouvernement d’alternance, a toujours été un voyage rassurant vers l’identité nationale et politique. Il a matérialisé l’ère post Hassan II, il en était même la caution morale. Il matérialisait deux valeurs essentielles : Le Devoir et L’honnêteté. Le devoir, qui était celui de résister à l’occupant et au despotisme, de mettre en place la concorde nationale quand bien même son évaluation est restée chantier ouvert. L’honnêteté, qui était celle de préserver une certaine distance avec l’intérêt personnel et la politique politicienne en imposant le respect des contradictoires les plus improbables, abstraction faite des critiques pouvant être opposées à tel ou autre choix de conjoncture. Abderrahmane Youssoufi c’était une certaine idée du politique, un sens du sacrifice, un esprit de réconciliation dans l’action et l’humilité. Entre les hommes d’Etat et les hommes politiques, les révolutionnaires et les réformistes, les maghrébins et les culturalistes, les panarabes et les nationalistes, les légalistes et les clandestins, les conservateurs et les progressistes, les socialistes et les libéraux, le peuple et la monarchie, il incarnait incontestablement l’harmonisation de ces contradictions qui se nourrissent les unes des autres, une « synthèse » immortalisée dans cette belle image anticonformiste où le roi du Maroc Mohammed VI est au chevet de celui qui lui a été présenté par son père Hassan II comme « trafiquant d’armes ».
A l’occasion de la présentation de ses mémoires au théâtre Mohammed V à Rabat en 2018, Felipe Gonzales, l’ingénieur de la transition démocratique espagnole, dira devant des milliers de personnes : « Mon ami Youssoufi a passé un siècle à faire avancer la démocratie et des années pour présenter ses mémoires aux nouvelles générations. Donald Trump pense qu’il peut changer le monde en un tweet ». Dans la méthode et avec le sens de la pondération, le grand militant était souvent incompris, parce que silencieux et parfois opaque, mais il a réussi le pari de ne pas confondre le temps long et l’absurde, de concilier l’expérience du pouvoir et les honneurs de l’opposition, d’établir la synthèse d’une nation millénaire durant 75 ans de vie politique. À l’homme qui a représenté un espoir marocain et maghrébin, les canons de la démocratie et de la révolution lui rendent hommage aujourd’hui.