Eduardo Manzano Moreno est un historien espagnol spécialisé dans l’Histoire d’Al Andalus et membre du Conseil National de la Recherche Scientifique de Madrid. En janvier 2017, Zamane l’a sollicité pour tenter de comprendre l’héritage d’Al Andalus, vu d’Espagne. Si au Maroc, nous évoquons cette période comme «un âge d’or perdu», qu’en est-il au nord de la Méditerranée ?
«La région de l’Andalousie ne porte pas seule l’héritage d’Al Andalus. Aragón, Valence, Extremadura, ou encore Castilla-La Mancha abritent également des châteaux, un urbanisme et des sites archéologiques typique de cette période. Un patrimoine que l’on peut retrouver même dans les régions du nord comme la Catalogne ou la Castille et Léon, où les visiteurs sont souvent surpris de trouver des monuments impressionnants tels que le château de Gormaz, une fortification spectaculaire construite par le califat Omeyyade. L’exposition de l’ensemble de l’héritage espagnole est généralement plutôt équitable. Ces trente dernières années, le pays suit une politique de réappropriation, de préservation et d’exposition de son héritage historique, et celui d’Al Andalus ne fait pas exception. Evidement, certains problèmes sont apparus dans des cas particuliers mais en règle générale, l’idée de la nécessité de la préservation de l’héritage écrit et matériel d’Al Andalus est désormais admise. Il est une part fascinante du passé de l’Espagne.
Malgré les efforts en termes d’éducation entrepris au cours de la dernière décennie, l’imaginaire collectif espagnol demeure très ignorant sur les nuances entre musulmans, arabes ou maures. Les Marocains sont considérés comme des maures, tout comme l’ensemble des musulmans d’ailleurs. Pour ma part, je suis convaincu que le terme de moros est chargé d’une connotation raciste dont l’utilisation devrait être proscrite. Cela dénote l’ignorance à l’égard de l’histoire arabe et de sa civilisation, et de l’apport de l’islam en tant que religion. Il est frustrant de constater que les efforts fournis dans l’étude et la préservation de l’héritage d’Al Andalus, qui nous fournit de nombreux points de convergence avec le Maroc, ne sont finalement pas utilisés dans le sens d’une meilleure compréhension et d’un rapprochement véritable entre les deux pays. Nous assistons à beaucoup de discours politiques sur ce sujet, mais les aboutissements concrets sont faibles.
«Les jeunes générations ne tirent pas profit du formidable héritage arabe»
L’Espagne ne commémore pas la chute de Grenade. Cette date est même inconnue chez la plupart des Espagnols. Cependant, elle reste célébrée dans la ville de Grenade qui voit défiler à cette occasion une parade militaire et des processions religieuses. Cette célébration remonte au temps des rois catholiques qui l’on instauré il y a cinq siècles. A de nombreuses occasions, des figures politiques et intellectuelles n’hésitent pas à exprimer leur malaise et leur désaccord à l’égard de ces festivités. Ces dernières années, ces prises de position ont suscité la réaction de groupes ultra-nationalistes offrant ainsi l’occasion d’une confrontation idéologique à ce sujet. Peut être que le temps est venu de changer le caractère de cette commémoration et d’essayer d’en faire le symbole de la diversité et d’une conscience historique collective.
En Espagne, l’enseignement d’Al Andalus a été plutôt négligé au détriment d’une narration historique qui s’identifie plus aux royaumes chrétiens. Cette orientation superficielle se nourrie de préjugés. Je pense que l’enseignement en Espagne ne prend en compte les avantages du passé musulman et ne permet pas aux jeunes générations de tirer pleinement profit du formidable héritage arabe. Ceci est d’autant plus regrettable que l’Espagne devient une société multiculturelle composée de citoyens aux origines diverses. Si nous souhaitons bâtir une société qui accepte et s’enrichie de sa diversité, il est urgent de reconstruire une nouvelle trame de notre histoire, enfin débarrassée de cette tendance qui date du XIXème siècle et qui consiste à présenter une fausse relecture du Moyen Age espagnol.
Al Andalus est considéré comme un chapitre secondaire de l’Histoire espagnole. Même les personnes compétentes affichent une ignorance frappante sur le sujet. Je constate que cette situation présente un paradoxe notable. D’un côté, nous avons d’excellents travaux de recherche lus par un public avertis et intéressé par la question d’Al Andalus, mais d’un autre côté, nous, les spécialistes, avons été incapables de convertir nos travaux en vitrine accessible au grand public. C’est ainsi qu’il devient très difficile de contrer les innombrables clichés sur cette période tels que le fanatisme perpétuelle des dynasties Almoravides et Almohades ou encore le fait que l’arabisation et l’islamisation de l’Espagne n’ont été que superficielles».