Le grand alim Mokhtar Soussi n’est encore qu’un jeune clerc quand il recueille sous la dictée les mémoires du pacha Mennou, dans les années 1930. Le témoignage de ce grand dignitaire, alors au soir de sa vie, nous éclaire sur les us du Makhzen avant le Protectorat. Elevé à la cour, porté par la fortune aux hautes charges mêlées aux grandes affaires qui avaient ponctué le règne de Moulay Hafid, avant d’être destitué par le général Mangin de son poste de pacha de Marrakech le jour de sa conquête, puis remplacé séance tenante par Al Madani Glaoui, Mennou souhaite ainsi passer à la postérité. La dictée, ou plutôt la discussion, a lieu autour de la table du déjeuner, d’où le titre de ces mémoires, Autour d’une table d’hôte. Le témoignage regorge de descriptions sur le fonctionnement du Makhzen au quotidien, ses principaux protagonistes, ainsi que «les péripéties de son affaiblissement avant sa mise sous tutelle par le Protectorat français», selon le regretté Alain Roussillon, ancien directeur du Centre Jaques Berque, qui a procédé à la traduction de ce témoignage, de concert avec Hassan Aourid. L’extrait qui suit évoque l’éducation des princes (chorfas) à Hmer, entre Marrakech et Safi.
Mennou me raconta qu’il était né à Fès, puis que le sultan Moulay Hassan l’avait fait venir à Marrakech avec plusieurs de ses enfants pour poursuivre leurs études à Hmer. Un matin, rajouta-t-il, [le sultan] nous convoqua devant lui. Parmi les présents, je me souviens qu’il y avait Moulay Hafid, Moulay Abdelkebir et d’autres garçons. Le sultan commença par constituer des paires, attribuant à chacun de ses fils un condisciple attitré parmi les autres garçons présents et je fus, pour ma part, affecté à la compagnie de Moulay Hafid. Puis, il fit venir notre précepteur à qui il ordonna de ne pas nous laisser sortir en costume d’apparat sans que nous n’arborions quelques taches de suie ou autres. « Je sais, commenta t-il, que les effets du mauvais œil pratiqué par les bédouins sont extrêmement puissants ». Puis, il lui ordonna de ne faire aucune différence entre ses fils et les autres garçons et de les traiter en toutes choses de la même façon. A peine arrivés à Hmer, nous fûmes mis en présence du professeur du Coran et de sciences religieuses dans une maison construite de longue date, avec un portier et des servantes qui s’occupaient de tout ce dont nous pouvions avoir besoin. Cette maison avait été construite du temps du sultan Sidi Mohammed Ben Abdellah pour ses enfants. La cause en est qu’à l’occasion d’une visite en ce lieu où les tribus s’étaient assemblées pour l’accueillir, il arriva qu’une nuit, le sultan sortit déguisé et fut témoin, près d’un campement, d’une récitation du Coran qui l’impressionna par la piété et la dignité qui s’en dégageaient. Il s’enquit du nom du récitant. Le lendemain matin, le sultan convoqua plusieurs tribus dont les Hamriyin, qu’il interrogea sur leurs membres les plus en vue, qui se trouvèrent être tous des ignorants.
Par Makhtar Soussi
Traduction : Alain Roussillon et Hassan Aourid
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