Aujourd’hui, le Maroc se trouve à la croisée des chemins. L’adoption d’une nouvelle Constitution, par référendum en juillet 2011, n’est en fait que le début d’un processus, où des formulations de principe doivent se traduire par des actions concrètes.
Parmi les questions stratégiques auxquelles il convient de penser à présent, il en est une, incontournable : quelle place accorder à la religion dans l’ordre politique ? Cette question a surgi comme une pomme de discorde dans les débats qui ont précédé le référendum constitutionnel. Ayant fait l’objet, à cette occasion, d’un compromis temporaire, elle n’a pas pour autant trouvé de réponse. Elle demeure donc plus que jamais entière et actuelle.
A cet égard, un retour sur l’histoire politique et l’histoire des idées peut éclairer la situation actuelle du pays. Dans l’Europe du XVIIe siècle, les guerres de religion – opposant catholiques et protestants – avaient si profondément éprouvé les sociétés, qu’elles se mirent à chercher des solutions permettant la coexistence d’attitudes religieuses radicalement opposées. Dans le mouvement d’idées qui naquit alors, le philosophe Spinoza (1632-1677) a formulé des propositions particulièrement éclairantes pour notre propos. Très averti de l’esprit dominant chez les hommes de religion de son époque, Spinoza a proposé des principes susceptibles de surmonter les contradictions entre des visions incompatibles sur la place de la religion dans l’ordre politique. Plus précisément, il a énoncé des principes visant à assurer la bonne organisation politique et à régir les rapports que doivent entretenir la religion et le politique afin que règne la paix civile. Ainsi a-t-il souligné que, dans un contexte qui n’est pas, ou pas encore, démocratique, il est essentiel que le pouvoir religieux soit monopolisé par l’autorité souveraine. Le pouvoir de trancher en matière de religion, de conduire les rites publics, de décider de ce qui est orthodoxe et ce qui ne l’est pas, ne peut être abandonné à des partis ou des individus, sinon la discorde, la violence, voire la guerre civile, deviennent inévitables. Ce principe est donc essentiel si l’on veut contenir ou contrer les zélés ou zélotes, ceux qui s’estiment plus religieux que les autres et se comportent en détenteurs de la vérité absolue. Ce principe est indispensable en contexte musulman, non pas parce qu’on y trouve plus de zélés qu’ailleurs, mais parce que l’idée dominante est que les matières de religion relèvent d’une « science ». Cette « science » est en principe ouverte à tous, mais les zélés revendiquent le droit d’imposer aux autres ce qu’ils estiment être la vérité absolue, alors qu’elle n’est qu’une interprétation parmi d’autres des injonctions religieuses. Que la religion puisse être source de violence est amplement prouvé par l’Histoire. Tout Etat qui prend son rôle au sérieux doit donc s’en attribuer le contrôle exclusif, de la même manière qu’il s’attribue « le monopole de la violence légitime », selon l’expression fameuse du sociologue Max Weber. Une telle configuration renforce le rôle de la religion en tant que discipline spirituelle et morale, tout en écartant les possibilités d’abus éventuelles.
De la liberté de conscience
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Pour qu’un tel monopole soit acceptable, l’autorité souveraine doit en même temps garantir la liberté de penser, la liberté de croyance, ainsi que la possibilité de les exercer au grand jour, dans la mesure où aucune violence n’en résulte pour les autres citoyens. La ligne rouge, si l’on peut dire, qui sépare l’acceptable et l’inacceptable, est très claire. Les citoyens sont libres de croire ou de ne pas croire, libres de pratiquer les croyances que leur dicte leur conscience et d’exprimer leurs opinions. En corollaire à cela, il revient à l’autorité souveraine le pouvoir de superviser les manifestations publiques de la religion et de se prononcer officiellement en son nom.
La liberté de croire et d’exprimer librement sa croyance est essentielle de nos jours, puisqu’en plus d’être un droit naturel de tout être humain, elle permet aux citoyens de s’émanciper, de développer leurs capacités, leurs talents et leur personnalité en général. Elle permet aussi de rendre à la pratique religieuse le noble caractère qui doit être le sien, celui d’être une adhésion libre à certaines croyances, imprégnée d’une moralité supérieure. Les citoyens ne peuvent, de nos jours, être traités comme des mineurs ou des ignorants, incapables de discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais, et ayant besoin de savants (au sens de clercs religieux) pour les guider et leur permettre de connaître et de poursuivre leur propre bien. Le citoyen est en droit de décider, de son propre chef, de solliciter information et conseil auprès de qui il veut, dans les domaines où il souhaite avoir un supplément d’information, d’expertise ou de sagesse. Il est vrai que, dans les contextes musulmans, la liberté de croire et d’exprimer sa croyance a été longtemps considérée comme suspecte. La grande crainte des clercs religieux était qu’elle conduise à l’affaiblissement, voire à l’effritement de la communauté et même de l’islam. L’idée que quelques-uns puissent quitter l’islam, apostasier comme on dit, était tenue en horreur. La sanction de l’apostasie (hadd ar-ridda) est une prescription bien connue de ce qu’on appelle le droit musulman. On prête au Prophète un propos (hadîth) selon lequel celui qui change de religion devrait être mis à mort. Toutefois, à supposer que le hadîth en question soit authentique, il faut avoir à l’esprit le contexte de l’époque. Les communautés religieuses étaient alors séparées les unes des autres, entretenant entre elles des rapports de compétition ou de confrontation. Si bien que la conversion d’un membre d’une communauté constituait un passage à l’ennemi, une sorte de haute trahison dirions-nous aujourd’hui. Comme dans toutes les guerres, un soldat qui passe à l’ennemi est considéré comme un traître et, s’il vient à être pris, il est immédiatement exécuté.
La situation est tout autre lorsque les communautés religieuses réunissent des individus qui vivent ensemble comme des citoyens d’un même pays et qu’elles fonctionnent selon le principe de l’adhésion librement consentie. La liberté religieuse, même si elle peut conduire à des écarts par rapport à l’orthodoxie, ne peut être considérée de nos jours comme un passage à l’ennemi ou une trahison. Les communautés politiques, les nations modernes n’ont plus rien avoir avec les communautés religieuses traditionnelles, fermées sur elles-mêmes.
Le traditionalisme qui s’accroche aux conceptions d’un autre temps constitue, en fait, une insulte à la religion. Il renie son fondement dans la libre conviction, dans l’adhésion venant du cœur, et la réduit au statut d’une appartenance acquise à la naissance et subie tout au long de la vie. Plus encore, il commet un faute grave : en soutenant la règle de l’apostasie qui appartient à l’histoire des musulmans (ou l’ islam historique, comme on dit), il va à l’encontre des principes mêmes de la religion pour laquelle il ne peut s’agir que de foi sincère et d’adhésion libre. Cet islam historique, que les mêmes tenants de la tradition critiquent souvent comme étant une décadence par rapport à ce qu’aurait été le moment fondateur, représente à leurs yeux la norme islamique réelle. Que penser donc d’une interprétation qui, prétendant maintenir et protéger l’islam, enferme ceux qui y adhèrent dans des visions passéistes, sans tenir compte de leur véritable sentiment et de leur inscription dans le monde d’aujourd’hui ? L’islam serait-il faible au point de craindre la défection de ses adeptes ?
[à suivre]
Par Abdou Filali-Ansary, philosophe
Il a notamment publié L’islam est-il hostile à la laïcité ? (Le Fennec, 1996) et Réformer l’islam ? (La découverte, 2003)