Il y a un siècle, pratiquement jour pour jour, le 30 mars 1912, le Maroc basculait sous le protectorat français. Le 11 octobre de la même année, l’Espagne s’octroyait les parties nord et sud du pays. C’en était fini de la souveraineté marocaine défendue avec acharnement, au fil des époques, contre les assauts répétés des puissances étrangères, européennes et turque. A l’image de l’Empire ottoman, l’Empire chérifien était malade. Miné par la compétition fratricide de deux sultans, Abdelaziz et Abdelhafid, et par des révoltes internes incessantes, son pouvoir central s’était excessivement affaibli. D’autant plus qu’il croulait sous le poids d’une dette monstrueuse contractée auprès de ses futurs colonisateurs et scellée par le traité léonin d’Algésiras, en 1906. Le Maroc n’avait plus alors qu’à tomber comme un fruit mûr.
Que s’est-il passé durant cette nuit coloniale de quarante-quatre ans ? Des luttes héroïques, des défaillances, des moments de doute mais, surtout, des retrouvailles avec l’idée de nation, même chancelante. Première réaction, le Traité de Fès est signé dans une ville encerclée par les tribus insoumises du Moyen-Atlas. S’ensuit une résistance farouche, presque exclusivement montagnarde, sur toute la chaîne atlasique et dans le Rif. Défile ainsi une succession d’irréductibles chefs de guerre nationalistes, de la trempe de Moha ou Hamou Zaïani, L’houcine Outemga, Madani Lakhsassi, Mohamed Lamrabet, Mohamed M’hamoucha, Assou Oubaslam et, bien évidemment, Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi, héros de la première guérilla anticoloniale des temps modernes. Cette première opposition armée, dite tribale, à la pénétration coloniale durera de 1912 à 1934, émaillée de batailles mémorables, telles celle d’Elhri, d’Anoual et de Jbel Sagho. Ainsi, le Maroc affaibli des frères ennemis, Abdelaziz et Abdelhafid, ne s’est pas effondré aux premiers coups de semonce des armées franco-espagnoles.
De la montagne, la résistance se transportera dans les villes. Mais même après la création du « Comité d’action marocain », en 1934, la gestation est encore longue. Par contre, les premières fissures apparaissent entre « les modernistes » du futur Hizb Achoura de Mohamed Bel Hassan El Ouazzani et les « traditionalistes » du parti de l’Istiqlal, conduits par Allal El Fassi, dont les jalons sont lancés avec le Manifeste de l’indépendance du 11 janvier 1944. Avec cette urbanisation de la résistance, naîtra une juxtaposition entre une bourgeoisie citadine, à l’ancienne, et des activistes « people » de terrain, aussi bien dans la cité qu’en rase campagne. Un clivage qui persistera et ne se décantera, un tant soit peu, qu’avec la création, en 1959, de l’Union nationale des forces populaires (UNFP). Cette période aussi a ses hommes ; ils sont un peu plus connus que leurs glorieux prédécesseurs. L’abrogation du protectorat apportera une stratification sociale autrement plus élaborée. Le Maroc indépendant produira une classe de privilégiés qu’on appellera, à juste titre, les rentiers de l’indépendance. Ceux qui s’opposeront à ce nouvel ordre socio-politique, parmi lesquels des nationalistes de la première heure, seront voués aux gémonies, quand ils ne le paieront pas de leur liberté, voire de leur vie. Ils apprendront à leurs dépens qu’indépendance ne signifie ni démocratie, ni Etat de droit, encore moins redistribution équitable des richesses nationales. D’autres luttes de libération seront nécessaires pour y arriver.
Zamane, avec la collaboration fructueuse de la communauté des historiens marocains, a déjà apporté quelques éclairages sur cette histoire amorcée en 1912, témoignant ainsi de la richesse de notre recherche historique, mais aussi des vides qu’elle doit encore combler. Notre souhait étant de revisiter le passé, armés de l’arsenal méthodologique des sciences sociales, au-delà des tabous et autres interdits, voilà 18 mois que nos éditions essayent de donner aux événements du présent une profondeur historique.
Youssef Chmirou, directeur de la publication