S’il ne souhaite pas raconter les aspects de sa vie privée, Ali Benmakhlouf dévoile tout de la réflexion qu’il a développée durant sa carrière. Il est aujourd’hui l’un des philosophes francophones les plus suivis, notamment sur l’héritage de la philosophie arabo-musulmane. Il revient pour Zamane sur la pensée des grands esprits maghrébins en temps d’épidémie, de la nature et de la place du langage, et aussi sur la confiscation par l’Occident des valeurs humanistes. Entretien et brève histoire de la philosophie de nos ancêtres…
En ces temps de crise sanitaire majeure, il semble que la raison et le mysticisme sont prêts à se livrer un duel encore plus intense. Au Maroc, l’Etat a décidé de fermer les mosquées, avec la bénédiction d’une grande majorité de citoyens, mais pas tous. Comment expliquer les voix récalcitrantes ?
En période d’urgence vitale, il faut faire taire toutes les controverses. L’urgence absolue est de tout mettre en œuvre pour freiner la propagation du virus. C’est en réponse à cette urgence que la décision de fermer les mosquées a été prise. Nous ne sommes pas dans un débat où la place de la spiritualité est à définir. C’est dans le souci de préserver la vie de tous que ces mesures ont été prises, et non pas contre la religion. Ceux qui ont du mal à accepter les mesures ne sont, à mon avis, simplement pas conscients de la dangerosité d’un virus insidieux, avec des cas asymptomatiques et une contagiosité contre-intuitive. Cette situation exceptionnelle contraint chacun de nous à une rupture avec son mode de vie. C’est cela aussi ce que certains ont du mal à comprendre. Concernant la pratique du culte, il s’agit encore une fois de rapporter les choses à l’urgence vitale. Il faut comprendre que la nécessité, du point de vue du croyant, est la prière et non pas le lieu où s’exerce le culte.
Les épidémies étaient monnaie courante dans l’Histoire. Qu’avez-vous appris à ce sujet lors de vos études sur les grands penseurs arabes du Moyen Âge par exemple ?
J’ai en tête l’exemple d’Ibn Khaldoun, confronté de son vivant à une terrible épidémie au XIVème siècle. Ce fléau ravageur avait alors décimé une grande partie de l’Afrique du Nord, y compris des membres de sa propre famille. Les gens avaient déjà une conscience aiguë de cette contagiosité. Etymologiquement, le mot épidémie vient des mots grecs «épi», soit quelque chose qui plane, qui est au-dessus, et «démos», c’est-à-dire le peuple. Précisément, depuis Hippocrate, la littérature gréco-arabe a consigné ces phénomènes de maladies contagieuses qui déciment une partie de l’espèce humaine, notamment les épisodes de peste qui ont ravagé le Moyen Âge méditerranéen.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°113