J’empreinte ce titre à l’artiste visuelle Kenza Benjelloun, qui avait réalisé en 2008 une vidéo sous ce titre. Pendant des années l’artiste avait filmé, de la fenêtre de sa maison, dans le quartier Mers Sultan à Casablanca, les marchands ambulants, les chiffonniers, les mendiants et tous les crieurs qui sillonnent les rues de Casablanca et qui les ont toujours sillonnées. Un montage de sons et d’images a donné lieu à un concert cacophonique envoûtant. C’est en tout cas ce que j’ai ressenti quand, devant un public d’artistes et de critiques à l’université de Boulogne en Italie, la vidéo a été visionnée. “C’est une vidéo sociologique”, dit un artiste italien. Je n’avais pas compris la portée de cette expression à l’époque. La vidéo relate en fait tous les mouvements des personnes derrière des charrettes, ou traînant des bicyclettes en poussent des cris vers les fenêtres des maisons et demandant surtout les habits usés. Ce qui se traduit souvent par de bizarres mots inintelligibles : « uuuuse » ou encore « liiizabiii » !
Selon les saisons et les occasions, il y avait ceux qui aiguisaient les couteaux ou réparaient las casseroles, chacun avait un signal particulier : taper sur un ustensile, souffler dans un instrument de musique en plastique ou une corne, surtout pour ceux qui distribuaient les petits pains au chocolat, le lait ou encore le pain dans des quartiers assez décentrés par rapport au centre-ville, comme le CIL ou Polo.
Quand j’ai regardé la vidéo, il m’a semblé que l’artiste avait juste repéré un phénomène statique, figé dans le temps et qui pouvait devenir lentement une chose de la mémoire; agréable même à se ressouvenir de temps à autre. Hélas non! L’artiste avait mis le doigt sur un phénomène social, écologique et environnemental de grande importance. Aux métiers traditionnels que je viens de citer se sont ajoutés des marchands de fruits et légumes, des poissonniers, des marchands de pain et de crêpes, des marchands de vaisselles en porcelaine ou en plastique… Aujourd’hui, en revoyant les rushes de cette vidéo, je me rends compte à quel point cette population a presque quintuplé en très peu de temps et a ainsi transformé le visage du quartier. Le quartier est devenu un grand souk. Les moyens des marchands ont aussi muté; ils ne crient plus, on dirait que depuis le 20 février et la découverte du mégaphone dans l’espace public, ils s’en sont emparés, ils enregistrent leurs cris sur leur smartphone et recréent la cacophonie des souks hebdomadaires dans les zones rurales.
Mais voilà que les marchands qui ne faisaient que passer se sont installés… Ils vivent dans leur charrettes ou ils occupent les cours des immeubles. Cette population semi-nomade a senti le besoin aussi de s’acquitter de ses devoirs religieux. Une mosquée fut improvisée sur les trottoirs de la majestueuse Cité Lyautey, elle a ses hauts parleurs et ses muezzins.
Ils ne reculent devant rien, ils cassent le trottoirs pour planter leurs parasols ou enlèvent les pavés qui gênent leurs triporteurs… Ils créent un monde à eux qui prend petit à petit la place du monde qui s’en va, celui d’il y a quelques années, celui du Petit Montmartre, nom que les Français avaient donné au quartier Mers-Sultan…
Des mauvaises langues parlent des agents d’autorité qui sont en connivence avec cette population; mais d’autres vont plus loin et parlent d’un plan de délogement des habitants en vue de raser le quartier et investir dans de nouveaux murs bon marché pour les revendre et s’en aller vers d’autres horizons. Ceux qui avancent cet argument évoquent le combat qui avait opposé l’artiste Hassan Darsi aux bulldozers venus détruire un matin les anciens locaux de Maroc Bureau, sous la fenêtre de son atelier. L’artiste ameuta du monde, une chaîne de télé, des journalistes, des intellectuels… Les autorités ont arrêté le chantier quelque temps avant de revenir à la charge pour raser le monument. Les nouveaux bâtisseurs du Maroc en ont marre de ces intellectuels qui brandissent à chaque fois la chanson du patrimoine alors que les Marocains, selon eux, ont besoin d’être logés et pas cher.
Si l’une des définitions de la beauté est le fait de lier l’utile à l’harmonieux, les nouveaux bâtisseurs du Maroc semblent s’occuper de l’utile, laissant l’harmonieux à une autre génération future.