Casablanca est effectivement une représentation du Maroc, mais en modèle un peu plus que réduit, avec un effet grossissant. Par contre, elle n’est pas une «ville champignon», tel qu’on aime à la décrire. Une ville sortie de rien, avec une génération spontanée pour peuplement. Car, au-delà des clichés réducteurs et autres stéréotypes bien ancrés, Casablanca a une histoire. Pour ne s’en tenir qu’à son passé contemporain, peu connu du grand public, vu le renouvellement constant des populations, Casablanca a été la porte d’entrée et d’évacuation de l’occupation coloniale.
A titre d’illustration, un de ces faits, faussement qualifié de mineur, qui font la grande histoire. Au commencement était la construction d’un petit tronçon de rail d’un kilomètre et demi, pour un train qui devait acheminer la production d’une carrière de pierres vers le port, lui-même en plein aménagement. Circonstance aggravante, la douane marocaine est investie par des agents français pour gérer directement les opérations de transit. Ce qui a été perçu comme une atteinte à la souveraineté marocaine, à mi-chemin entre les accords d’Algésiras, en 1906, et le traité du Protectorat de 1912. Tous les ingrédients sont réunis pour un premier affrontement entre les tribus de la Chaouia et les forces françaises, fin juillet début août 1907. L’ancienne Médina, encastrée dans ses murailles dérisoires, a subi toute la puissance de feu des canonnières françaises mouillant à quelques encablures. La résistance est farouche, les pertes sont terribles. Casablanca est rentrée, de plain-pied, dans l’histoire de la lutte anticoloniale, en y mettant le prix du sang. Elle n’en sortira plus. Elle en sera même le noyau dur, un post avancé d’organisation, de faits d’armes et de sacrifices, jusqu’à l’indépendance.
L’euphorie de la liberté, supposée acquise, ne durera pas longtemps. Le temps d’une rose bourrée d’épines et de dés pipés. Un genre nouveau d’individus investit la place, avant de faire main basse sur la ville. Casablanca devient le point de ralliement des chasseurs de toutes les opportunités. Quand celles-ci ne se présentent pas, ils les créent de toutes pièces afin de justifier les fins. Les premiers petits palais privés et autres résidences cossues surgissent des meilleures terres agricoles des alentours. Leurs heureux possédants ne sont pas d’anciens fermiers reconvertis dans le grand négoce. C’est une bourgeoisie mercantile sortie du néant, avec l’aide bienveillante d’un État nourricier qui ne s’en cache pas. De quoi faire se retourner dans leurs tombes éparpillées les morts du petit cimetière de Sidi Belyout et leur descendance parmi les résistants de la première heure. Ce n’est pas pour cette indépendance que nous nous sommes battus, doivent-ils se dire, dans leur tombe. D’autant plus que l’ancienne médina s’écroule sous l’effet d’un habitat vétuste et insalubre et souffre d’un entassement populeux. Il est évident, dès les premières années, que le boom économique de Casablanca n’est pas pour tous.
La loi sur la marocanisation de 1973 est venue officialiser et renforcer cette nouvelle configuration du champ socio-économique marocain. Des fortunes naissantes sont confrontées, d’autres émergent et se raffermissent à vue d’œil. Les signes extérieurs d’une richesse providentielle sont ostentatoirement affichés.
Seulement voilà, ces Marocains un peu plus égaux que les autres, ont tous les défauts des nouveaux riches. Non seulement ils ont les yeux plus gros le ventre, mais ils n’ont même pas la reconnaissance du ventre. Eux, qui doivent tout à l’État, rechignent à rendre un tant soit peu de ce qu’ils ont tellement eu. Réfractaires au fisc, ils le sont encore plus pour une quelconque quête de solidarité sociale. L’État, parrain généreux, généralement magnanime et miséricordieux pour ses créatures, décide de leur tomber dessus. L’opération assainissement de 1995-96 est menée sans discernement aucun par le grand vizir Driss Basri. Il n’a pas la main légère, la vindicte terrifiante rôde. Il fût un temps à ne pas mettre un riche dehors. Pour un moment, et un moment seulement, les plus nantis se font discrets. C’est à peine s’ils ne tronquent pas leurs grosses berlines contre une 4L fumante et pétaradante. Raflés et soumis à la question, à tort ou à raison, selon les cas, ils sont reconnus redevables d’amendes stratosphériques dont les caisses de l’État ne verront pas le moindre sou. Comme d’habitude, Casablanca en est le théâtre attitré, puisque c’est là où les fortunes et parfois les carrières se font et se défont. Pendant ces dernières années, un vent d’assainissement nouvelle version a soufflé sur le pays. Cette fois-ci on y a mis les formes. Nouveau règne oblige.
Toutefois, les élus locaux et les dépositaires du pouvoir administratif n’ont pas retenu la leçon du précédent assainissement. Bien au contraire, ils ont mis en place une véritable connexion du crime économique. Dans ce milieu, des pratiques interlopes, il y a donc lieu de parler d’une continuité à toute épreuve plutôt que d’une quelconque rupture. Pour preuve, la gouvernance de Casablanca a été clouée au pilori par la plus haute autorité de l’État.
La population, elle, n’a jamais été insensible à cette évolution économiquement et sociablement désastreuse. Elle observe, elle subit. Et de temps à autre, réagit. Une réactivité qui exprime l’immense fracture, quasi dichotomique, entre deux mondes dans une même ville.
Les Casablancais écrivent ainsi leur propre histoire.
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