Dans une déclaration solennelle, fin avril 2024, alors qu’il inaugurait le Centre de données et de cloud computing, le Président égyptien Abdelfattah Sissi a émis une théorie particulière sur la pédagogie et l’enseignement : «Vous envoyez vos enfants dans les facultés des lettres, de commerce et de droit, d’accord, avec tous mes respects, ils vont faire quoi après ? Travailler où ? Après, ils sont mécontents de moi et du gouvernement parce qu’on ne leur a pas trouvé de travail». Il s’adresse ensuite aux futurs étudiants : «Bon, voilà, je t’apporte quelque chose qui te permettra de gagner trente mille dollars par mois, tu peux même atteindre cent mille dollars, tout en travaillant à la maison».
Cette pensée lumineuse (ou pas du tout) trouve son origine chez nous. Il y a déjà quelques années, sous le premier gouvernement PJD, un ministre, lauréat, dit-on, de la faculté de Droit, avait mis à l’index les études de la Faculté des lettres. Il avait déclaré dans les médias publics et privés que les Facultés des lettres ne fournissaient au Maroc que des chômeurs. Il n’a pas eu le courage de présenter un projet de loi au parlement, que son parti dominait largement, pour l’élimination de ces institutions nuisibles au pays. Il avait précisé que les facultés des lettres dépensaient beaucoup d’argent et ne donnaient rien au pays. Si cette idée est rappelée aujourd’hui par le président d’un régime pilote et un laboratoire pour les pays arabes en matière de gestion des peuples, tant sur le plan sécuritaire que culturel, c’est qu’elle sera bientôt reprise et généralisée dans la région. Créer des techniciens qui savent se servir de la technologie produite en Occident, sans réflexion ni sur la machine elle-même et ses procédés, ni sur l’usager et les services que fournira un centre comme celui inauguré par Sissi.
Au Maroc, les gouvernements successifs n’ont jamais cessé de se plaindre des facultés des lettres. En 1965, le ministre de l’Éducation nationale voulait régler le problème à la racine. Il avait promulgué une loi qui interdisait l’accès au second cycle des lycées aux jeunes de plus de 17 ans. On avait procédé à la création d’un enseignement long et d’un autre court, où on envoyait les moins chanceux vers une carrière technique. Le résultat est bien sûr connu de tout le monde : une véritable explosion sociale, réglée dans un bain de sang resté gravé dans les mémoires et les corps. Depuis, on n’ose plus toucher à la politique sélective dans l’enseignement, mais on prépare bien la sélection naturelle.
À partir de la fin du collège, les élèves sont confrontés à ce qu’on appelle l’orientation. On choisit les meilleurs pour les envoyer dans les sections scientifiques et on dirige les moins bons, voire les médiocres, vers les études littéraires. C’est une règle connue de tous, y compris des concernés. Ils entament leurs études déjà avec l’esprit des perdants. Mais la sélection ne s’arrête pas là.
Le baccalauréat constitue un autre filet de triage, cette fois-ci par le moyen de la note. Tous ceux qui, même scientifiques, n’ont pu avoir la moyenne nécessaire pour accéder aux grandes écoles sont dirigés vers les Facultés des lettres et des sciences pour les spécialités les moins cotées dans notre pays.
Écoutons donc son excellence le Président égyptien et monsieur l’ancien ministre de l’Enseignement supérieur dans notre pays ! Faisons-leur plaisir ! Fermons les Facultés des lettres et de droit. Concentrons-nous sur les enseignements utiles pour permettre à la population, toute la population, de se nourrir, de s’habiller et de se divertir. Mais, comme nous avions l’habitude jusqu’à ce jour d’importer les machines et les nouvelles technologies, nous importerons aussi des historiens, des juges, des économistes, des philosophes, des journalistes, des peintres, des cinéastes pour réaliser des films sur notre histoire, notre vie quotidienne… Nous importerons aussi des poètes, des romanciers…
Et tant qu’on y est, nous importerons surtout des hommes politiques.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane