Le professeur Chafik Chraïbi n’est pas un médecin ordinaire. En 2008, il fonde l’AMLAC (Association Marocaine de Lutte contre l’Avortement Clandestin) et ne cesse depuis de tirer la sonnette d’alarme. Dans cet entretien, il revient sur la brûlante actualité du sujet, mais aussi sur son militantisme et son parcours singulier. Lumière sur le phénomène de santé publique le plus tabou du Maroc…
Docteur, quelle est, aujourd’hui, la réalité de l’avortement clandestin au Maroc ?
Chaque jour, le pays se réveille avec un minimum de 800 femmes enceintes sans le vouloir et qui ne désirent pas enfanter. À peu près 600 ou 700 d’entre elles s’orientent vers un avortement. Il n’est médicalisé que si la femme en a les moyens. Celles qui n’ont pas assez d’argent choisissent des méthodes dites traditionnelles, c’est-à-dire en tentant par elle-mêmes ou avec de l’aide d’interrompre la grossesse, parfois aussi en allant chez un herboriste qui prétend vendre des potions capables de faire décrocher le fœtus. Une centaine de ces femmes, totalement désemparées, vont tenter ou envisager de se suicider. C’est cela notre réalité quotidienne. Il faut bien comprendre que ces victimes se retrouvent dans une situation sociale critique. Rejetées par leurs familles, leurs maris ou leurs compagnons, elles sont seules à affronter cette terrible épreuve. C’est ainsi que certaines, privées de soutien et de ressources, s’adonnent à la prostitution pour survivre. D’autres sont victimes de crimes d’honneur. Les exemples ne manquent malheureusement pas. Enfin, celles qui finissent par accoucher abandonnent leurs nouveaux nés après l’accouchement. Les orphelinats sont remplis de ces enfants nés sans parents. Ceux qui ne sont pas adoptés finissent par être éjectés des orphelinats par manque de place et parce qu’ils ont grandi. Ce sont pour la plupart les enfants que vous côtoyez quotidiennement dans les rues des grandes villes du royaume. Il est utile de préciser aussi qu’une partie des enfants abandonnés à la naissance souffrent de handicap mental ou de mal formation à cause des tentatives ratées d’avortement de leurs mères. Voilà la réalité, extrêmement grave, de la situation actuelle au Maroc.
Comment l’Etat fait-il face à cette situation ?
Pensez-vous que la naissance de milliers d’enfants dans ces conditions fassent les affaires de l’Etat ? La réponse est bien évidemment non. La relative tolérance officielle vis-à-vis des avortements illégaux mais médicalisés est parfaitement logique. L’inverse serait beaucoup plus complexe à gérer puisque les hôpitaux du Maroc seraient submergés par des femmes ayant subi des complications, parce qu’elles auraient tenté d’autres méthodes pour ne pas avoir à accoucher. Cela dure depuis des décennies.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
Lire la suite de l’article dans Zamane N°107 (Octobre 2019)