Un livre non encore écrit est devenu un best seller, sans être édité ni vendu, et une affaire d’Etat. C’est presque un cas inédit en matière d’édition et de mise à profit d’une ligne éditoriale annoncée. Le projet de livre du tandem Eric Laurent et Catherine Graciet a réalisé ce tour de force. Les deux auteurs ne sont pas des novices dans ce genre de manœuvre, qui ne grandit ni leurs petites personnes, pas plus qu’ils n’honorent le métier auquel ils appartiennent. Une brève présentation de ces personnages, à travers leurs écrits et leurs parcours professionnels. Eric Laurent, 68 ans, collaborateur attitré au prestigieux quotidien Le Monde, a déjà signé des ouvrages sur le Maroc aux antipodes les uns des autres : « Mémoires d’un Roi », en 1993, sous forme d’entretien avec Hassan II, pour lequel il aurait été grassement rétribué, ce qu’il nie sans trop de crédibilité. Il a également publié, en 2000, une sorte d’hommage au roi défunt, du même tonneau, «Le génie de la modération: Réflexion sur les vérités de l’Islam». En 2012, changement brutal d’approche et d’attitude à l’égard de la monarchie. Il commet un brûlot, « Mohammed VI, le roi prédateur: Main basse sur le Maroc». Un tissu d’affirmations sans fondements, jugé, à juste titre, diffamatoire et non distribué au Maroc. L’ouvrage est co-signé avec sa « complice », Catherine Graciet, qui n’est pas, non plus, une illustre inconnue au Maroc, où elle a émargé au « Journal Hebdomadaire », entre 2004 et 2007. Pour le cas qui nous concerne, actuellement, le Maroc a déposé plainte auprès de la justice française pour chantage et tentative d’extorsion de fonds. Le duo racketteur a été pris en flagrant délit, pratiquement la main dans le sac, lors d’un rendez-vous avec l’avocat marocain Hicham Naciri, et l’autorisation préalable de la police parisienne. L’affaire, qui suit son cours, est nième du genre, en ce qui concerne le Maroc. Elle appelle, pour la énième fois, une interrogation récurrente. Pourquoi le Maroc est pris pour cible pour un chantage à l’écrit (qu’il soit écrit ou pas encore) du type « retenez moi ou je débride mon clavier, à vos risques et périls ». Il est vrai que le Maroc a toujours suscité l’intérêt, la curiosité, parfois la passion de quelques visiteurs étrangers d’un moment ou résidents permanents. Au fil des siècles, nous n’avons cessé d’être sous l’observation d’explorateurs à l’ancienne, de bourlingueurs de bon aventure ou de mauvaise fortune ; de tenanciers de comptoirs de commerce, à la recherche de bonnes affaires et d’exotisme ; puis, de prometteurs, civils et militaires, d’une colonisation « civilisatrice», à coup de canon et d’acculturation. Tous ont accouché sur papier leurs impressions, leurs mésaventures, leurs turpitudes, leurs éblouissements et leurs rancœurs. Des vocations d’historiens et de géographes émérites, de toutes obédiences idéologiques, ont été révélées. Autant de regards croisés, venus d’ailleurs, sur notre mode de vie et de gouvernance, sur la façon dont nous avons négocié les différentes périodes de notre histoire. Aujourd’hui, c’est d’autre chose dont il s’agit. Le type de négoce en question constitue la plaie béante de la profession journalistique. Mais, il surprend par la manière dont les deux journalistes ont conduit leur petite affaire étouffée dans l’œuf. Un œuf pourri dès la conception. L’objectif étant qu’il produise un chèque bien gras avant même d’arriver à maturation et à concrétisation. La réponse est que les deux compères, des briscards avertis, ont parfaitement intégré les ficelles de cette facette, peu glorieuse, du journalisme. Pourquoi alors ont-ils nourrit ce projet ; et, surtout, pourquoi ont-ils estimé que l’affaire était dans le sac, que la proie était si facile à déplumer? La réponse est au bout du rétroviseur. Si des racketteurs aussi aguerris, se sont pris avec autant de certitude, c’est que la recette rapportait gros dans un passé pas si lointain. Le Maroc était, effectivement, considéré comme le pays où l’on dégaine volontiers le chéquier pour s’attacher les services des faiseurs de bonnes phrases de louanges et d’exégèses. Ou pour qu’on taise des réalités suffisamment éloquentes par elles mêmes. Au final que peuvent nous apprendre sur nous-mêmes; sur le mauvais ménage entre l’argent et la politique ; sur les chemins de traverse pour construire des fortunes spontanées ; deux individus qui exigent un gracieux pactole pour s’empêcher d’écrire ? Trois fois rien ou presque ; avec, en prime, l’annonce souhaitée de la fin définitive du bakchich, quelle que soit la motivation pour écrire ou ne pas écrire.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION