Dans notre jargon d’historiens, il y a une différence entre mémoire collective et mémoire historique. La première, enjeu de plusieurs pouvoirs sociaux et politiques, est par essence sélective. La seconde, façonnée uniquement par la recherche scientifique des professionnels, aspire à l’exhaustivité. Elle n’a de compte à rendre qu’à la communauté scientifique. Il n’y a jamais adéquation entre les deux mémoires. Mais dans les sociétés modernistes, l’écart entre les deux n’est pas aussi grand qu’au sein des sociétés conservatrices, où le pouvoir scientifique s’efface devant le religieux ou le politique. On mesure d’ailleurs le cheminement d’une société vers la modernité, entre autres, par le rétrécissement de l’écart entre les deux mémoires. C’est un indice de l’évolution des mentalités. Les trois premières semaines de novembre ont montré une légère progression de cet indice.
Le 9 novembre
La Bibliothèque nationale du royaume du Maroc (BNRM) a abrité, ce jour à Rabat, un colloque sur « Les disparitions forcées ». Des acteurs importants du passé proche ont livré leur mémoire vive à l’interrogation critique de quelques historiens professionnels. L’assistance était de marque. L’intérêt était manifeste, tant le sujet est resté tabou à ce jour. C’est une première au Maroc. Des acteurs, qui ont connu la prison, l’exil et la marginalisation, viennent parler, au sein d’une institution publique, de leurs participations à des actions violentes, voir à des «complots» contre le régime du roi Hassan II. Les événements des années 1960 et début 70 étaient relatés selon les représentations qu’en avaient chaque acteur. Les discours se croisaient et différaient selon les approches des intervenants. Certains légitimaient le recours à la violence révolutionnaire comme réaction à celle du Makhzen. D’autres préféraient parler d’erreurs, de dérapages et d’autocritique. Mais dans l’échange qui n’était pas souvent serein, tant l’émotion était intense, des matériaux précieux ont été livrés. Des faits d’une importance toute particulière ont été évoqués, donc sauvés de la déperdition. La mémoire collective s’est enrichie en remplaçant un tabou par des informations. Quant à la mémoire historique, tout un champ empirique s’ouvre devant ses investigations méthodologiques. C’est un petit pas, certes, mais pas du tout négligeable.
Le 17 novembre
L’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc (IRRHM), a présenté officiellement l’ouvrage qu’elle vient de publier sur l’histoire du Maroc. L’équipe pluridisciplinaire de l’Institut dirigé par Mohamed Kably a fait un effort remarquable pour présenter l’ouvrage. Une somme, nous l’avons déjà dit, qui fera date. Nous avons retenu quatre innovations. La périodisation de l’histoire a été revisitée. Le XVe siècle marocain est devenu une période de rupture, alors que le XIXe s’allonge et couvre la phase allant de 1790 à 1912. Le temps présent ou immédiat est intégré au domaine historique, même s’il s’arrête à 1999. Il y a seulement quelques années, l’histoire du Maroc indépendant était considérée comme de la politologie ! La troisième innovation, même timide, touche à l’avènement de l’islam avec l’arrivée des musulmans, aussi bien au Maroc qu’en Afrique subsaharienne. Comment le qualifier ? Jihad, fath ou conquête ? L’ouvrage opte pour le vocable de « campagne ». En attendant mieux, c’est une évolution. La quatrième innovation concerne la représentation de l’institution royale : jusque-là, la vision officielle plaçait le roi au-dessus des acteurs, alors que l’ouvrage de l’IRRHM le place parmi eux. Certes c’est un acteur fondamental, mais un acteur quand même !
Durant cette cérémonie, l’assistance a noté une sorte de tension entre le directeur de l’Institut et le ministre des Habous, autorité de tutelle de l’IRRHM. Serait-elle due à certaine de ces innovations, ou seulement aux modes de gouvernances ? En tout cas, la communauté des historiens aspire à plus de refonte et d’innovations.
Du 16 au 18 novembre
Jadis ces dates étaient et évoquaient les « trois glorieuses ». Aujourd’hui, même le 18 novembre, fête de l’Indépendance et jour chômé, n’évoque pas grand-chose à la jeunesse du pays. Pour le peuple de la gauche radicale, ces journées coïncident avec l’Université politique du Parti socialiste unifié (PSU), organisée cette année autour de la problématique du « changement démocratique ». Dans l’espace aéré du Centre Moulay Rachid, au cœur de la forêt Maâmora, les militants ont tenu conclave ! Les conjonctures politique, économique, et sociale ont été déconstruites et reconstruites selon les approches et les concepts de ce qui est appelé communément le socialisme, voire le « socialisme scientifique ». Comme depuis la Guerre du Golfe (1991), je suis dans la déconstruction face au complexe idéologico-politique de la « gauche radicale », j’ai essayé, encore une fois, de jeter un caillou dans la mare. Dans mon exposé sur les valeurs de la gauche marocaine, tout en mettant l’accent sur les hésitations chroniques des intelligentsias de gauche à rompre avec des modes de pensée et de comportement conservateurs, j’ai déconstruit le concept de « temps révolutionnaire ». Le déterminisme du « matérialisme historique », ai-je dit, est une illusion idéologique. Il n’y a pas de fatalité révolutionnaire. Il n’y a que des possibles historiques. Les devenirs ne sont pas prédéterminés, mais sont le résultat d’actions humaines. Le peuple n’est pas révolutionnaire par essence. Il est mobilisable et démobilisable, porteur d’innovations et défenseur de conservatismes.
Ce discours a ébranlé les certitudes évolutionnistes des militants. Mais le temps d’une réflexion, les jeunes de la gauche radicale et du 20-Février, à l’exception de certains jeunes du PADS, ont été sensibles à ces remises en cause. Dans les trois milieux, les verrous idéologiques et les conditionnements conservateurs ont été ébranlés. Ils n’ont pas encore sauté. Des petits grands pas ont été franchis dans le chemin tortueux de la sécularisation.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane