Les émeutes de juin 1981 ont marqué l’histoire contemporaine du Maroc. On en a eu des mouvements sociaux, de plus ou moins grande ampleur, avant et après, en mars 1965, en janvier 1984 et en décembre 1990. Mais cette révolte populaire, précisément, a eu un impact tel sur les esprits et dans la mémoire collective qu’elle occupe une place particulière dans « les années de plomb » que le pays a longtemps connues. Pourquoi Zamane a choisi de s’y arrêter, plutôt que sur d’autres soubresauts du même caractère, on y reviendra.
D’abord, une brève mise en contexte pour les jeunes et les moins jeunes. Nous sommes au début des années 1980, en pleine sècheresse persistante. Pour sortir de cette situation de crise, la Banque mondiale et le FMI ont exigé du Maroc des coupes draconiennes dans ses dépenses à forte teneur sociale. Le tout savamment emballé un peu plus tard dans un « plan d’ajustement structurel » (PAS). C’est le temps où les instances financières internationales dictent leurs lois aux gouvernements, particulièrement ceux du Tiers-Monde. Une arrogance qui perdure aujourd’hui différemment dans un autre environnement. Toujours est-il que le Maroc officiel de l’époque s’exécute platement : réduction substantielle des subventions de l’Etat à certains produits de consommation de base, tels le blé, l’huile, le sucre et le beurre, dans le cadre de la réforme de la fameuse caisse de compensation, toujours d’actualité. Les conséquences sur le budget des familles et le panier de la ménagère sont terribles. Envolée des prix dans une fourchette de 14 à 77%, avec 50% de hausse pour la farine. La tension sociale est à son extrême, les syndicats sont en première ligne. Les communiqués d’indignation et de mise en garde affluent en direction du gouvernement. La Confédération démocratique du travail (CDT) prend les devants et agite la menace de grève générale. Comme chacun sait, une grève générale a une signification et une portée plus politiques qu’étroitement syndicales.
La CDT est bien placée pour le savoir, car très proche de l’USFP, à l’époque, avec Noubir Amaoui chef du syndicat et de la commission administrative du parti. La grève générale sera mise à exécution le 20 juin 1981. Ce qui ne devait être que la paralysie de la machine économique et des services publics va se transformer en soulèvement populaire, avec un épicentre à Casablanca et une onde de choc sur plusieurs villes. Les symboles de l’autorité de l’Etat et les signes extérieurs d’aisance matérielle sont pris à partie et saccagés. C’est une véritable insurrection sociale, conduite par des jeunes laissés-pour-compte, qui prend appui sur la rue pour s’exprimer.
Côté pouvoirs publics, la répression est sanglante. On tire dans le tas et à balles réelles sur les manifestants. Les attroupements les plus anodins de badauds et de curieux deviennent des cibles comme dans un stand de tir. Déclarée en état de siège, Casablanca prend des allures de Santiago du Chili sous la dictature militaire de Pinochet.
Pendant trois jours, l’activité de la capitale économique se réduit au ramassage des morts dans les rues et à la confiscation des blessés dans les maisons investies et les centres de soins, pour des interrogatoires encore plus musclés. Une fois le nettoyage terminé, la chape de plomb est refermée. On ne pouvait plus évoquer la terreur vécue.
Comme d’habitude, il y a eu une bataille des chiffres autour du nombre des victimes. Pour l’Instance équité et réconciliation ( IER ), il y a 114 « morts reconnus », tandis que pour la CDT, pas moins de 700 civils ont été tués et près de 500 arrêtés. Il a fallu attendre 25 ans pour avoir une idée claire des horreurs commises. Les 9 et 10 octobre 2005, l’IER a organisé une exhumation collective de corps de citoyens jetés dans une vaste fosse commune. Des cadavres par dizaines qui témoignent d’autant de morts violentes.
Aujourd’hui, que reste-t-il de cet épisode dramatique ? Un fait d’histoire récente, certes. Mais encore? Faut-il le ranger dans les travées des dépôts d’archives, sans espoir d’en tirer quelques enseignements, voire quelques parallèles avec le temps présent ? Les ingrédients qui ont été à l’origine de l’explosion sociale de juin 1981 ne sont-ils pas comparables, du moins rapprochables avec le contexte actuel de crise ? Et des problèmes sociaux que la crise pose et remet en cause, à commencer par la toujours problématique Caisse de compensation ? Evidemment, en 25 ans, le Maroc a fait du chemin. Des associations de droits de l’homme et de structuration de la société civile sont apparues. Mais sans faire un usage mécanique des mêmes causes qui produisent les mêmes effets, il y a, tout de même, matière à s’en préoccuper. Sérieusement.
Youssef Chmirou, directeur de la publication