Durant la première moitié du XXe siècle, les journaux espagnols se créent à foison dans la zone nord du protectorat. Même les plus petites villes du Rif succombent à ce phénomène dont les enjeux dépassent la seule volonté d’informer le peuple.
Le fait peut paraître incongru, étonnant, rigolo même. Il suscite souvent la curiosité de ceux qui s’intéressent à l’histoire du Nord du Maroc et ne les laisse pas indifférents. Il s’agit pourtant d’un fait réel. Le petit bourg de Ketama, dans le Rif occidental, situé juste à l’intersection de deux routes nationales, celles qui relient Tétouan et Fès à Al Hoceïma, a publié pendant un certain temps un journal quotidien. Considérée comme l’une des capitales mondiales du trafic de cannabis, Ketama a donc eu un journal en papier avec ses journalistes, ses lecteurs et son distributeur. Local, bien entendu, qui devait sûrement en être le propre éditeur. Nous sommes alors en 1940 et ce journal s’appelle Mastil (le mât). Rédigé en espagnol, il est assez lu, non seulement par les habitants de Ketama (rebaptisée Issaguen depuis l’avènement de Mohammed VI), mais également par les bonnes familles de Tétouan, Chaouen et Al Hoceïma qui viennent pour les vacances. Ketama est alors une station de ski et de villégiature très prisée grâce à ses neiges abondantes en hiver et à la fraîcheur de son climat montagnard en été.
Mastil n’est pas une exception. A Al Hoceïma, par exemple, petite ville entièrement construite par les Espagnols dans les années 1920 et qui se caractérise par l’absence de médina, il existe d’autres publications : le quotidien El Diario español de Alhucemas, créé en 1927, l’hebdomadaire Heraldo de Alhucemas (1932) et son collègue Azul (1936). Un peu plus loin, toujours dans le Rif, le premier hebdomadaire de Nador, El Explorador Rifeño, voit le jour en 1915.
Cette profusion de journaux dans un territoire aussi petit n’est pas spécifique à la région. Des petites localités comme Mdiq, Oued Laou, Segangan, Snada, Lauzien, Riffien, les quatre dernières étant d’illustres inconnues difficilement repérables sur une carte géographique, ont également leur presse locale. A Mdiq, il s’agit d’El Rincon, fondé en 1917, une publication qui paraît toutes les deux semaines et qui sera renforcée par un mensuel, Predictor, lancé en 1952. Citons encore El Hoyo (1953) à Oued Laou, Atlaten (1947) et La Voz de mi Escuela (1949) à Segangan, La Campana (1947) à Snada, El Eco de Laucién (1913) et El Tanquista (1946) à Lauzien, sans oublier Riffien (1937) à Riffien. Plus à l’ouest, du côté de l’océan Atlantique, la ville de Larache verra la création de plus de 25 publications, dont 6 quotidiens : Hispania, qui est le premier journal de Larache (1914), La Correspondencia de Africa (1915), El Popular (1916), Diario Marroqui (1920), Heraldo de Marruecos (1923) et Diario de Larache (1946).
Mais à tout seigneur tout honneur. La capitale du protectorat, Tétouan, foisonne également de publications espagnoles : 49 au total, entre quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc. Cette manne journalistique lui vient de loin. Tétouan possède en effet le rare privilège d’avoir vu naître le premier journal du Maroc.
Le virus de l’imprimerie
Le premier journal fondé, imprimé et distribué dans l’ancien Empire chérifien est indubitablement El Eco de Tetuan de Pedro Antonio de Alarcon. En 1859, cet Espagnol exerce son métier de journaliste et écrivain quand il se fait recruter par l’armée expéditionnaire de son pays pour aller faire la guerre au Maroc. Après la victoire de l’armée coloniale ibérique sur Moulay El Abbas, le frère du sultan Mohammed IV et chef de ses armées, puis l’occupation consécutive de Tétouan par les Espagnols, Alarcon troque l’uniforme militaire pour revêtir le costume de directeur et fondateur du premier journal de l’histoire du Maroc.
El Eco de Tetuan ne paraît que le temps d’un numéro, daté du 1er mars 1860 et dans lequel Alarcon promet aux Marocains des « éclats d’amour et de justice dans la ténébreuse mentalité des Africains ». Pour tirer son journal, Alarcon s’est servi de l’imprimerie de campagne de l’armée d’occupation. Le fait a son importance car c’est la première fois qu’une imprimerie est utilisée au Maroc. El Eco de Tetuan disparu, un autre journal va suivre, El Noticiero de Tetuan, imprimé sur une nouvelle presse qui a la particularité d’être la première à utiliser des caractères arabes pour certains articles dont on ignore s’ils ont été écrits par des Marocains ou des Espagnols. El Noticiero de Tetuan aura une vie assez honorable, puisque sa publication ne cessera que le 13 février 1861, après 89 numéros. Mais tant lui que son illustre prédécesseur ont semé le virus de Gutenberg au Maroc. En 1883, la première publication entièrement imprimée en caractères arabes voit le jour. Tenin Sebta est un supplément arabophone d’El Eco de Ceuta, publié dans l’enclave espagnole du même nom.
El Eco deTetuan réapparaît en 1910 sous l’impulsion du consul espagnol à Tétouan, Luciano Lopez Ferrer. C’est d’ailleurs son second qui dirige la rédaction. Avec un tirage de 500 exemplaires par jour, la diffusion et les ventes sont tout à fait satisfaisantes pour les Espagnols. Mais ce n’est pas encore la grande presse espagnole du Maroc, qui ne verra vraiment le jour qu’en 1918 avec la fondation du quotidien El Norte de Africa par Esteban de Roda Jimenez. Ce quotidien fusionnera en 1930 avec un autre journal, La Gaceta de Africa, considéré comme l’héritier d’El Eco de Tetuan, mais la nouvelle publication cessera de paraître en 1938 en raison de la concurrence d’un autre grand journal hispano-marocain à Tanger, España.
Constitué avec de solides capitaux et investi par infiniment plus de journalistes que son confrère de Tétouan, España devient le journal de référence jusqu’en… 1967, c’est-à-dire qu’il fermera ses portes 10 ans après l’indépendance du Maroc. Devenu le premier journal espagnol de Tanger et du protectorat espagnol au Maroc, España doit pourtant s’accommoder de la dure concurrence d’un autre quotidien de Tétouan, Marruecos, dont le premier numéro paraît le 23 avril 1942. Devenu en 1943 la propriété du Makhzen khalifien, Marruecos cédera la place en 1945 à un autre quotidien, El Diario de Africa, qui, avec un tirage initial de 5000 exemplaires en semaine et 10 000 le dimanche, ferait pâlir de jalousie beaucoup de quotidiens marocains d’aujourd’hui. Sans parler de son supplément sportif, Africa Deportiva, qui sort le lundi et dont le tirage atteint… 25 000 exemplaires.
Du côté de Tanger, zone internationale peuplée par une très forte communauté espagnole, on peut citer, entre autres, de grandes publications come La Cronica, Diario de Tanger, Presente, l’édition espagnole de Tanger Gazette, Aucomar et surtout Democracia. Mais le plus grand journal tangérois et hispano-marocain de l’époque reste évidemment España.
Objectif propagande
Durant la Guerre civile espagnole (1936-1939), certaines publications adhèrent à la cause des nationalistes, appelés plus tard franquistes, tandis que d’autres affichent un penchant républicain. Tous ces journaux, aujourd’hui disparus, ont leurs lecteurs, leurs suiveurs. Ils exercent une certaine influence auprès des autorités protectorales à Tétouan et même auprès du gouvernement central de Madrid. Il ne s’agit pas de feuilles de choux mais de véritables publications « nationales », avec leurs différentes rubriques et sections. Par exemple, le principal quotidien de Chaouen, El Eco de Chefchauen, fondé en 1920, compte parmi ses collaborateurs Tomas Borras, l’un des plus grands journalistes espagnols du XXe siècle. Et un autre grand journaliste espagnol, Eduardo Haro Tecglen, célèbre chroniqueur au quotidien espagnol El País jusqu’à son décès en 2005, a été le rédacteur en chef du quotidien Marruecos, avant de rejoindre El Diario de Africa, puis de devenir directeur du quotidien tangérois España en 1967.
La diffusion de cette presse espagnole spécifiquement marocaine a un but précis. Servir d’instrument à l’Espagne coloniale (ou « protectrice ») pour lui façonner une image de pays « ami » du Maroc et des Marocains, un Etat étranger certes, mais venu pour « civiliser » et non pour coloniser. Un vœu pieux dont personne n’est dupe. Il n’empêche, le foisonnement de cette presse espagnole au Maroc va permettre la création d’une infinité de publications spécifiquement marocaines et en langue arabe. Si certains journaux ont été créés et subventionnés par le Haut-commissariat espagnol à des fins de propagande, quelques-unes, plus modestes et éphémères, ont un noble but : libérer le Maroc du joug étranger. Mais c’est une autre histoire.
Par Adnan Sebti