Histoire et mémoire, voilà un couple qui fait couler beaucoup d’encre depuis deux décennies au Maroc. Le droit à la mémoire, porté par plusieurs sensibilités sociales et régionales frappées de marginalisation, s’inscrit dans la dynamique d’intégrer les «droits humains» dans la «culture citoyenne» naissante. Face à une mémoire hégémonique uniforme et exclusive, le cheminement vers une mémoire plurielle, où le «collectif» s’élargit à toutes les sensibilités, se fait dans une «chaude concurrence», voire dans une bousculade. L’Histoire, celle produite par les historiens professionnels, se veut comme connaissance. En tant que telle, elle aspire à ne rendre compte qu’à la communauté scientifique, et à avoir les moyens au Maroc de se hisser aux standards internationaux et s’inscrire dans l’universel. Cette quête qui appelle l’érudition, la rigueur et la crédibilité scientifique, s’inscrit dans la longue durée et se déploie dans le calme et le «froid des centres de recherche». Mais l’historien est aussi un citoyen. Il voudrait accompagner positivement les changements souhaités par la société, en injectant notamment des doses de rationalisation dans les élans fougueux des acteurs sociaux. Aussi la communauté des historiens marocains répond, à sa manière, aux sollicitations de la société.
Début octobre
L’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc (IRRHM), dirigé par l’éminent chercheur Mohamed Kably, annonce la parution et la diffusion d’un ouvrage sur l’histoire du Maroc. Fruit d’un travail collectif entre historiens et chercheurs en sciences sociales depuis 2005, le livre (en version arabe et française) est une synthèse de l’histoire du Maroc de la Préhistoire à nos jours. Une somme qui fera date, notamment grâce à deux grandes ouvertures. La première sur les sciences sociales et les apports de l’université marocaine. La seconde sur les mémoires marginalisées, même si leur convocation reste timide et hésitante. L’IRRHM vient, par cette publication, de concrétiser cette aspiration nationale à une histoire plurielle débarrassée des appropriations politiques et autres oublis et exclusions. C’est un bon début.
10 octobre
La Médiathèque de la Fondation de la Mosquée Hassan II inaugurait, ce jour, un cycle de conférences organisé en partenariat avec le site électronique « Ribat El Koutoub », un projet qui répond à une demande sociale et universitaire. La Médiathèque ambitionne d’offrir aux étudiants, chercheurs et autres assoiffés de sciences et de culture, un service de qualité (lieux, ouvrages, supports multimédias, etc.). Quant au site « Ribat El Koutoub », la crédibilité scientifique de l’équipe de chercheurs qui l’anime n’est plus à démontrer. C’est au politologue Abdelhay El Mouden qu’échut la tâche d’inaugurer ce cycle. Le thème était : «Y a-t-il un besoin à la science politique ?». Au delà des choix académiques d’El Mouden et de sa formation anglo-saxonne (lauréat de l’Université de Michigan), la soirée était hautement instructive. L’émergence des «sciences politiques» comme discipline autonome a été historisée dans les espaces universitaires américains, français et marocain. Une dialectique subtile entre «champ scientifique» et «champ politique» a été avancée par le conférencier. Le débat, modéré par l’historien Abdelahad Sebti, a été à la mesure des attentes aussi bien des organisateurs que du public varié, mais à dominance universitaire. Ce cycle est prometteur, et ce n’est qu’un aspect de ce que peut initier une institution de l’envergure de la Médiathèque.
13 et 14 octobre
Le Conseil national des droits de l’homme (CNDH) organisait à Casablanca une grande rencontre autour de la mémoire nationale. Durant deux jours, chercheurs et différents acteurs (sociaux, culturels, économiques) ont débattu du projet d’une « Maison de l’histoire du Maroc ». Autour d’idées présentées par l’historien Mohamed Kenbib (salut maître), et étayées par Ahmed Toufik, ministre des Habous, les participants ont discuté de la création d’un grand établissement pour l’histoire du Maroc. La vision est grandiose. L’ambition est de taille. Il s’agirait d’un espace multiforme, polyvalent, doté de tous les moyens humains, matériels, scientifiques et technologiques, qui permettrait aux visiteurs d’en ressortir en ayant fait le tour du Maroc, à travers l’espace et le temps. Les promoteurs du projet s’inspirent des expériences chinoises et japonaises. Toutes les facettes du Maroc et des Marocains y seraient exposées. Le lieu abriterait les arts, la culture et l’Histoire. Il serait aussi bien un musée, un espace de connaissance et de recherche, ainsi qu’un fonds de mémoires et d’histoires. Pensé ainsi, c’est presque un projet pharaonique, dont la pluridisciplinarité appelle un financement en conséquence. Certes, d’après les initiateurs, il y aurait une subvention de l’Etat et de l’Union Européenne, mais ce ne sera pas suffisant. Il faudra donc recourir aux souscriptions d’institutionnels, aux dons de mécènes et aux contributions citoyennes. Beau projet, mais… Bien entendu il y a un mais. La volonté officielle de bâtir un autre rapport à la culture, à l’Histoire et à la science s’est concrétisée à ce jour par la création de plusieurs institutions : l’Académie Hassan II pour les sciences et techniques, la Bibliothèque nationale du royaume du Maroc, Dar El Archives, l’IRRHM, la Médiathèque de la Fondation de la Mosquée Hassan II, et ce dernier beau projet. Mais entre la conception et la réalisation il y a le contrôle régalien de l’Etat. Ce dernier hésite encore à rompre avec des pratiques qui sabordent les mises en œuvre. La multiplicité des projets annonce-t-elle une précision des tâches, ou une confusion qui confirme l’hésitation ? L’épanouissement de toutes ces bonnes intentions exige que ces lieux soient des espaces de liberté. Certes, une bonne gouvernance est nécessaire, mais elle ne doit pas être le prétexte de l’étouffement de la création et de l’innovation scientifique. Tout choix systématique entre histoire ou mémoire, et entre liberté et contrôle, est un choix néfaste et réducteur. Optons pour une dialectique subtile, seule à même d’ouvrir les voies d’un avenir citoyen.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane