Si l’armée de Ben Abdelkrim (1921-1926) a suscité la sympathie des socialistes français, elle a provoqué une grande irritation dans les milieux colonialistes de droite. La presse s’est particulièrement fait l’écho de ce malaise, comblé par des violentes diatribes coloniales et racistes. Florilège d’une haine nourrie par la crainte de perdre du «prestige»…
La situation est inédite. Jamais, une poignée «d’indigènes» n’a autant bousculé l’ordre fermement établie par les puissances coloniales. Au Nord du Maroc, sous administration espagnole, un homme est parvenu à fédérer les tribus de sa région puis à mettre en déroute l’armée ibérique lors d’une bataille restée mythique (Anoual juillet 1921). Le choc est à la hauteur de l’exploit réalisé par les troupes de Ben Abdelkrim El Khattabi. Les Occidentaux réalisent qu’une armée moderne peut perdre des dizaines de milliers d’hommes lors d’une confrontation avec un peuple colonisé. La tendance se confirme au début des années 1920 au point que l’Espagne ne peut plus contenir les Rifains. Ces derniers sont même en mesure de prolonger la lutte plus au sud, dans la zone occupée par la France. Ces derniers considèrent El Khattabi comme un péril, et décident de s’allier à Madrid pour faire face. C’est ainsi que deux armées modernes se coalisent au début de l’année 1925 pour ce qui va se transformer en une «sale guerre». Aviation, bombardements de civils, armes chimiques, tortures, tous les moyens sont bons pour faire plier l’insurrection. A Paris, la guerre du Rif s’invite inévitablement dans l’actualité de la capitale française, qui profite pourtant de l’insouciance des années folles, parenthèse enchantée entre les deux guerres. La guerre menée au nord du Maroc divise deux camps. Celui des marxistes socialistes, des mouvements anticoloniaux (par exemple les surréalistes d’André Breton) et l’idéologie de droite, conservatrice et soucieuse du prestige de l’Empire. Cette dernière, d’abord incrédule, utilise la presse pour réagir. L’objectif est de nier la noblesse de la résistance rifaine, d’affirmer la supériorité coloniale mais aussi de fustiger le gouvernement français dans sa démarche de pourparlers avec Ben Abdelkrim. Pour eux, les Traités de paix ne se font qu’avec des acteurs de même rangs. L’occasion aussi de déverser un torrent de haine car la pensée coloniale est, pour la première fois, en plein doute.
Les Rifains, ces «agresseurs»…
La rhétorique est bien rôdée. Dans la presse radicale, les troupes de Ben Abdelkrim sont systématiquement qualifiées d’«agresseurs» ou même d’«envahisseurs». On ose alors toutes les comparaisons à l’image de celle utilisée dans le journal Le Temps : «Face â l’offensive rifaine, nous sommes en état de légitime défense nationale en ce Maroc où nous avons été attaqués par Abdelkrim comme en 1914 par le Kaiser. Face aux 100.000 combattants du rogui, il fallait faire front». Des chiffres fantaisistes qui viennent exagérer la menace de l’armée rifaine qui ne compte en réalité, au plus fort de la guerre, pas plus de 40.000 combattants.
Quelques mois après l’entrée en guerre de la France, renforcée par le commandement de Philipe Pétain, élevé au rang de Maréchal après la première guerre mondiale, le gouvernement du socialiste Paul Painlevé envisage de négocier avec le chef rifain. «On ne négocie pas avec des rebelles, on les écrase» note le Journal des Débats du 2 Août 1925. L’auteur de l’article prévient et craint pour «le prestige européen qui, s’il faiblissait sur un point ne tarderait pas à être compromis dans tous l’Orient». La menace de la contagion de la «tâche dissidente» fait partie de l’argumentaire classique de la pensée coloniale. L’Echo de Paris se place dans une position victimaire et demande de «libérer les agriculteurs paisibles de l’effroyable et sanglante tyrannie qu’il (Abdelkrim) faisait peser sur eux». Le même journal, prévient quelques semaines plus tard des risques liés à une conférence qui offrirai à Ben Abdelkrim «le prestige qui lui manque encore» et d’alerter que «l’Islam pensera que deux grandes puissances ont été amenées par un simple cadi à négocier avec lui». Afin de donner du crédit à leur thèse, les journalistes sollicitent l’avis de «scientifiques». Ainsi Le Figaro publie un texte de l’agrégé d’histoire Gustave Hervé : «On ne va pas croire que cette horde de pillards que sont les Rifains vont avoir raison de nous. On dirait vraiment que c’est la première fois que nous sommes aux prises avec des Berbères et des Arabes. Or voilà un siècle que nous matons toutes les rébellions». La guerre du Rif s’achève dans le sang, en 1926, et seuls les militaires reconnaissent dans leurs mémoires la valeur des combattants rifains.