Quand un musicien a un doute sur l’instrument qu’il manipule ou la partition qu’il est en train d’exécuter, il revient au diapason. Mais quand il est sûr de lui, il met de côté le précieux outil et fait confiance à la «musique» qui résonne en lui. Le diapason est donc cette valeur–refuge qui fonctionne comme une boussole : toujours à portée de main, on n’hésite pas à la ressortir quand on se perd. Comme le musicien qui revient à son diapason, l’exercice du pouvoir au Maroc s’est toujours raccordé au rapport à la tradition, qui offre, et au besoin renouvelle, le socle de légitimité qui consolide les institutions et, surtout, le trône. La tradition est ce diapason que le tenant du pouvoir garde dans sa poche au cas où… Il y revient en temps de crise et peut, éventuellement, prendre le risque de s’en éloigner quand les clignotants sont au vert et la cohésion sociale hors de danger. Le rapport de Hassan II à la tradition obéit à cette métaphore du diapason. Entre le défunt roi et la tradition, la « musique » a été une longue suite d’artéfacts inattendus, et le jeu du va-et-vient quasi permanent. Le monarque a beaucoup « joué » avec la tradition. Il pouvait s’en emparer, se l’approprier et, par moments, s’en éloigner, en donnant l’impression surprenante de se renier.
Bien entendu, le jeu a toujours été enveloppé dans un cérémonial lourd et fastidieux, mais où le détail est important. Cette théâtralité, ce sens du détail, écartent la thèse parfois répandue des « sautes d’humeur » pour justifier les revirements et les sorties de route sur la voie de la tradition. En réalité, tout était calculé et dicté par les besoins du moment. Mais les besoins sont comme les saisons, très changeants. On ne compte pas, par exemple, le nombre de coups de théâtre qui ont affecté la position du défunt roi sur une question aussi clivante que la situation de la femme, passée du tout au tout. Entre le point de départ et le point d’arrivée, c’est-à-dire entre le Hassan II des débuts et celui de la fin, l’évolution du point de vue officiel sur la question de la femme a été étonnante, au point de confiner au reniement. Ce qui, pour le néophyte, peut paraître contradictoire, et parfois à la limite du folklorique, étonne moins le chercheur et, surtout, ceux que l’on appelle communément « les gens de la maison ». Hassan Aourid a le privilège d’être un chercheur qui appartient à ces « gens de la maison », cette race à part, familière des hautes sphères et des centres de décision. Dans son nouveau livre, « L’impasse de l’islamisme, cas du Maroc », excellent par ailleurs, il nous prend par la main pour remonter ensemble le long et turbulent fleuve des années HassanII, réexaminées à l’aune de la balance tradition-modernité. Le décodage de ces années-là ne justifie pas forcément les soubresauts du défunt monarque. Mais il leur donne du sens et les inscrit dans un cadre plus vaste : celui d’un pays, le Maroc, qui a eu beaucoup de mal avec la greffe de la modernité. Et si l’islamisme n’était qu’un avatar de la modernité, son négatif, un haut-le-cœur consécutif à une indigestion de modernité ? Et si, en fin de compte, nous étions déjà engagés dans la voie de la sécularisation avec une sortie (par ventouse !) de l’islam de la sphère publique ? C’est à ce genre de questions prometteuses, mais auxquelles chacun est libre d’apporter une réponse différente, que nous convie le texte de Hassan Aourid. Au fond, si on considère que c’est par le prisme très étroit de la religion que le Maroc est progressivement entré dans la modernité, il est possible de croire que c’est par le prisme plus large de la modernité que la religion est en train de sortir de la sphère publique. Ce n’est qu’une hypothèse, mais elle mérite d’être examinée.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction