Quand nous nous sommes vus, pour la première fois, Hocine Aït Ahmed et moi-même, en avril 2000 à Tanger chez son beau-frère Abdelhadi Baraka, j’avais l’impression que je connaissais l’homme depuis la nuit des temps. Non pas parce qu’il était un personnage public et que j’étais ami avec sa belle-famille, mais parce qu’il était fait d’une pâte qui m’était familière, celle du Maghrébin né, avec ses traits marqués : la simplicité, la rigueur, l’humilité et la sagesse que confortent l’âge et l’expérience. Après le dîner, Abdelhadi Baraka se retira pour nous laisser parler à notre guise. La discussion porta sur « Guerre et paix » de Tolstoï, ou plus exactement sur le régime monarchique, garant de la stabilité car les rois, comme le disait Si Lhocine (pour les intimes), citant Tolstoï, sont assujettis à l’histoire. Si Lhocine était un grand lecteur, et cela transparaissait dans son langage, ses références et son érudition. Je ne pouvais le contredire à l’époque, en référant à Aristote et les symptômes de corruption qui frappent toute forme de pouvoir, et particulièrement celui d’un seul, ni à Platon et son allégorie sur les frelons qui s’accaparent l’enfant bien né, au nom de nobles desseins et finissent par se muer en oligarchie. Si Lhocine enchaîna sur les traits des autoritarismes, leurs appareillages mécaniques et machiavéliques, et puis les déterminismes historiques sur les sociétés, tels les janissaires dans l’histoire de l’Algérie. Je m’étais permis de lui poser deux questions, l’une sur ses années d’exil au Caire pendant la guerre de libération qui, comme je l’avais lu quelque part, étaient pour lui, en tant que « Kabyle », sur le plan culturel, un déchirement. « Ô que non, le peuple égyptien nous manifesta amour et soutien, et nous ne nous sentions nullement dépaysés », rectifia-t-il. Les constructions idéologiques contredisent la réalité et la faussent souvent. La deuxième question était très gênante : « Comment lui, démocrate et laïque, s’était-il acoquiné avec les islamistes du FIS ». N’était-ce pas lui qui avait donné du lustre à la rencontre de Saint Egidio en 1995, comme issue à ce qu’était la guerre civile. « C’est une question de principe », me répondit-il, puis il s’est permis une remarque sur celui qui était son interlocuteur du côté du FIS, feu Abdelkader Hachani, qui venait d’être assassiné en décembre 1999. « Llouize », me dit-il, dans cette expression maghrébine tombée en désuétude, pour décrire quelqu’un de remarquable ou d’exceptionnel. Puis il m’offrit son livre sur Ali Mcelli, son compagnon, qui a été assassiné à Paris. Je ne pouvais pas savoir que c’était le non-dit de l’histoire secrète de l’Afrique du Nord dont il osa lever un pan. Il me fit ensuite la confidence qu’il allait se retirer de son parti, le FFS, pour passer le flambeau à la jeunesse. Il venait d’être éprouvé par une attaque cardiaque en pleine campagne présidentielle à la fin de l’année 1998, avant qu’il ne se retire en guise de protestation contre ce qu’il considéra un manquement au fair-play.
Je ne pouvais pas être indifférent à cet homme qui parlait ma langue maternelle, certes dans sa variable kabyle, mais qui n’était pas réductible à une vision étriquée de l’identité. Il était patriote, mais maghrébin. Il avait sa définition du Maghreb, contestable peut-être quant à la forme, mais indéniable quant au fond : le Maghreb est un oiseau, dont le corps est l’Algérie et les deux ailes sont la Tunisie et le Maroc, écrivait-il. Une définition pas très loin de celle la Grande Prusse, chère à feu Houari Boumediene. Mais à la différence de Boumediene, l’oiseau maghrébin de Da Lhocine a le regard tourné vers le large, et non rivé sur l’est. Une vision qui était partagée par une brochette d’officiers algériens, dont certains étaient dans les renseignements, comme Ali Mcelli ou Abdelkader Chabo, secrétaire général du ministère de la Défense, qui trouva la mort dans un accident d’hélicoptère. Elle avait son écho au Maroc, comme le dévoila le défunt président Chadli Bendjdid dans ses mémoires, et dont l’emblème était Oufkir.
L’étiquette collée à Aït Ahmed était celle de berbériste. Cela, dans la rhétorique algérienne mais aussi marocaine, voulait dire tout simplement « traître », ou du moins suspect. Y compris chez les esprits bien-pensants. On ne pouvait, à l’époque, souscrire à une certaine idée de son pays, ou du Maghreb, en dehors de canons préétablis, contraires au génie de notre terre. Hocine Aït Ahmed était berbérophone, conscient de la dimension amazighe du Maghreb, mais il n’était pas un adepte de l’obsession identitaire. Il se sépara à jamais d’une jeunesse qui mit en avant le référent identitaire, pendant ce qui était communément défini comme le printemps berbère en avril 1980, car l’identitaire flatte l’égo meurtri, mais devient lui-même source de meurtrissure. On verra comment les deux icônes d’une certaine idée du Maghreb en Algérie prendront des positions diamétralement opposées dans ce que leur pays allait vivre lors de l’interruption du processus électoral de janvier 1992 : Aït Ahmed et Saïd Saâdi. Il faudra rappeler que lorsque les Etats-Unis lancèrent leur croisade contre l’Irak (tempête du désert) en janvier 1991, Da Lhocine condamna le coup de force et rappela cette vérité contenue dans un article qu’il publia dans Le Monde en date du 9 mars 1991 : l’histoire du monde arabe et celle de l’Occident est faite d’ambiguïtés, de promesses non tenues et de rendez-vous ratés. La réflexion est on ne peut actuelle.
Je garde de lui, lorsque je me trouvais à Alger en décembre 1990, cette image où, d’un balcon avec son écharpe rouge, il lança ce slogan en amazigh que les femmes algériennes allaient reprendre à leur compte : an n’ wet xf izref nex (on combattra pour nos droits). Loin dans son exil, Aït Ahmed scrutait l’évolution de son pays et de la région, qui ne correspondait pas à l’idéal qu’il s’était fixé quand il avait pris le maquis. N’était-il pas le chef de l’OS (l’Organisation spéciale), le bras militaire du PPA et l’embryon du FLN ? J’avais continué à avoir de ses nouvelles, via sa sœur Leila, et sa belle-sœur Lalla Zahra, épouse de feu Khider (autre dirigeant historique, assassiné à Madrid en 1965, et qui repose au cimetière des martyrs à Casablanca), qui vit à Rabat. Si Lhocine a vécu, par des liens fins et imbriqués, entre les deux pays, l’Algérie et le Maroc, qu’il considérait sien, tout comme un autre grand, Mohamed Boudiaf, qui est resté fidèle à son idéal de jeunesse. Un journaliste marocain avait défini les obsèques de Hocine Aït Ahmed comme étant une nouvelle vie du dernier homme historique de l’Algérie. Il y a du vrai dans cette assertion. C’est un testament, qui nous rappelle, à nous tous, Marocains comme Algériens, que nous sommes un, pris en tenailles entre Makhzen et néo-janissaires, et de fait, alliés objectifs. Quand il assista aux noces de sa sœur, la défunte Lalla Zahra, à Tétouan, il y a de cela un demi-siècle, il demanda à un Marocain un livre à lire. C’était « En un combat douteux » de Steinbeck. Je touche des mains le même livre qu’il avait touché il y a cinquante ans. Je plonge dans ce « combat douteux ». Mais il faut le mener ce combat, fût-il douteux. « Qu’importe la bataille perdue ? Tout n’est pas perdu », lit-on dans la mise en exergue de Milton. N’est-ce pas là le testament posthume de Da Lhocine ?
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane