Originaire de Tazerwalt dans le Souss marocain et installé à Tombouctou, Eliahu Ben el Hazzan el Harrar a été forcé par le destin à devenir le dernier juif de « blad es-soudan ».
La graphie arabe est de type « soudani », écriture à laquelle sont familiarisés les lecteurs des manuscrits de la « Sorbonne noire », mais le style n’est pas celui d’un lettré. Cette missive a été écrite dans l’urgence, sans doute dictée à un copiste et adressée au chef de la puissante tribu des Bérabishs de l’Azaouad, Muhammed Ould M’hamed, pour l’informer des dispositions des nouveaux « maîtres » de Tombouctou à son égard. Nous sommes quelques mois après la conquête de Tombouctou par les Français en 1893-1894. À travers les rapports de la série 15 G 212 des archives du Soudan français, où est classé ce document, la situation autour de la ville apparaît confuse, chaotique. Les tribus nomades, touarègues et maures, refusent l’occupation coloniale : les Touaregs ont décimé les troupes françaises à la bataille de Tacoubao le 15 janvier 1894, les Bérabishs refusent tout contact direct avec les nouveaux conquérants. Mais, plus que le contenu de cette lettre, l’attention est d’abord retenue par le nom de celui qui s’adresse au chef de la tribu des Bérabish : le dhimmi Eliahu Ben el Hazzan…
Qui est ce juif devenu intermédiaire entre le « sultan » des Français et le « sultan » des Bérabish en 1895 à Tombouctou ? Que nous apprend cet inconnu des archives des derniers moments de la présence judéo-marocaine sur les bords du fleuve Niger ?
Juifs marocains de Tombouctou
Il faut remonter de près d’un quart de siècle pour comprendre dans quelles conditions cet originaire du sud marocain est devenu tombouctéen d’adoption. Eliahu Ben el Hazzan est en effet arrivé sur les bords du fleuve Niger dans les années 1870 pour faire du commerce, venant du Tazerwalt. À Iligh, « capitale » de cette région du Souss extrême et terminal caravanier du Maroc saharien, vit alors une importante communauté juive. À la faveur du dernier sursaut du grand négoce transsaharien, quelques juifs originaires des franges sahariennes du Maroc – ils sont une bonne dizaine à l’arrivée d’Eliahu – se sont installés dans la métropole sahélienne. L’un d’entre eux est passé à la postérité : Mardochée Ben Serour, le rabbin né à Akka, dont les voyages à Tombouctou ont été publiés par le consul de France à Mogador, Auguste Beaumier, et qui fut le principal informateur de Charles de Foucauld dans l’écriture de sa Reconnaissance du Maroc. Les autres sont restés des anonymes de l’Histoire comme Eliahu et son frère Aaron. Comme le rabbin immortalisé par ses nombreux biographes, les deux frères arment de petites caravanes rapides et légères entre Tombouctou et le sud du Maroc, expédiant plumes d’autruche, gomme, or, ivoire (peut-être, des esclaves ?). Ils échangent, dans les foundouks de Tombouctou, d’importantes quantités de barres de sel de Taoudéni. Ils reçoivent du Maroc des cotonnades et de la verroterie, venus d’Europe, mais aussi du thé, du café, du tabac. Leur dynamisme s’expliquerait par leur inscription dans des réseaux confessionnels, véritables « chaînes transsahariennes juives » qui courent de Tombouctou à Illigh, jusqu’à Essaouira. Mais pour le cas d’Eliahu, correspondant d’un chérif du Tazerwalt, la réussite commerciale ne semble pas reposer sur une stratégie « confessionnelle », mais tenir à son immersion dans le monde des échanges transsahariens, jonglant autant avec les cargaisons de grande valeur du commerce au long cours qu’avec de petites transactions de détail. C’est la multitude, la diversité de ses partenaires qui marquent : toute la mosaïque ethnique de la boucle du Niger, toutes les classes sociales, esclaves compris, font affaire avec le dhimmi, dans un jeu bien huilé d’échanges basés sur le crédit et les reconnaissances de dette. Avec les risques encourus…
Ces risques sont-ils redoublés en raison du statut incertain des juifs à Tombouctou à l’époque et aux contours apparemment flous de la dhimma sur les bords du Niger ? Est-ce là l’explication de la fragilité de cette présence ? On garde en mémoire des affaires de caravanes pillées, dont il faut se plaindre jusqu’au sultan du Maroc et qui ont conduit à la ruine de Mardochée. On se souvient, aussi, de ce contentieux commercial opposant Eliahu à un commerçant tekna soutenu par les siens qui met à nu sa vulnérabilité : malgré le jugement en sa faveur, prononcé par un cadi réputé de la ville, Eliahu, violenté par ses adversaires, n’arrive pas à obtenir gain de cause. En tout état de cause, Eliahu, ainsi que deux autres de ses coreligionnaires, ne quittent pas Tombouctou au début des années 1890, malgré l’insécurité, les troubles politiques, alors que celle-ci a été peu à peu désertée à la veille de la conquête française par la plupart de ses commerçants « du Nord » et ne compte que cinq mille habitants. C’est la singularité de ce choix qui retient l’attention.
Ben El Hazzan devenu Léon Azan
Présent aux premières heures de la conquête française de la ville, Eliahu apparaît d’abord aux nouveaux conquérants comme un intermédiaire précieux. Il a ses entrées au fort, est considéré comme un « notable », a l’oreille du commandant. Sa facilité de circulation dans les campements nomades des alentours de la ville, sa maîtrise du français et de l’arabe l’instituent en ambassadeur dans ce pays en guerre. Il intervient dans des échanges de prisonniers, transmet des messages, écrit des lettres. Auprès des Bérabishs, il a quasiment une fonction d’intermédiaire « officiel ». Mais, un intermédiaire qui n’hésite pas à critiquer la désastreuse politique française. Au sujet de Bérabishs enlevés et emprisonnés « par erreur » par les militaires français, il avance, dans sa lettre, avoir dit au commandant de Tombouctou : « Ce que vous avez fait à Sidi Mohamed ne peut convenir, car il n’a jamais rompu le pacte, il ne vous a jamais trahi en quoi que ce soit… ».
Ces mots vont se retourner contre lui. Un nouveau commandant, arrivé quelques mois après la conquête, utilise justement cette lettre comme pièce à conviction pour charger le dossier d’Eliahu, soupçonné d’espionnage et accusé de trahison. Le dhimmi, commerçant de Tombouctou, devient, sous la plume du chef de bataillon d’infanterie de marine, Réjou, commandant de la région de Tombouctou, « le Juif Azan Léon, usurier de profession, espion par intérêt, médecin à l’occasion », personnage aux « allures louches », « agent de renseignements de nos ennemis et les informant de nos projets ».
Condamné à une amende de 2 000 francs, Eliahu, devenu Léon, est expulsé et envoyé purger une peine à Bamako, loin de Tombouctou. Nous sommes en 1895. Cette petite affaire raisonne dans le lointain Soudan français comme une des multiples illustrations de l’antisémitisme français de l’époque qui va éclater au grand jour avec « l’Affaire Dreyfus », dont les leitmotivs, on le sait, sont l’espionnage et trahison dont seraient coupables les juifs devenus trop présents, par leur émancipation dans l’espace public.
La fin d’un monde
Disparu du radar des liasses d’archives de Tombouctou, le nom de Eliahu réapparaît bien des années plus tard, au hasard de dossiers de succession. Du Maroc devenu protectorat français, de Mogador plus précisément, où, en novembre 1912, sa famille, son frère Maklouf, s’enquièrent, au nom de son fils Abraham, dans un courrier des biens laissés par celui qui serait mort « il y a douze ans » et dont la nouvelle du décès ne leur serait parvenue « que six ans plus tard ». La réponse est laconique. « La succession d’Eliahu se compose uniquement d’une créance contre la succession d’un sieur Ishoua, décédé à Tombouctou, le 20 janvier 1902 ». Son inventaire, après décès, trouvé à Tombouctou, indique pourtant qu’il a laissé en biens 323 barres de sel, 553 mithqals-argent, 23 509 mithqals-or, 675 505 reals, 344 000 curis et 14 ralts de plumes d’autruche…
Dernier juif de Tombouctou, Eliahu incarne la fin d’un monde, celui de la présence judéo-marocaine dans l’espace transsaharien. Un espace qui se ferme au tournant du XIXe et du XXe siècles, se clôture en s’hérissant de forts coloniaux, tandis que les centres de gravité du nord-ouest de l’Afrique se déplacent sur les littoraux et leurs grands ports à rade. Et l’on assiste, selon l’expression du géographe Marc Côte, « au retournement de l’espace par la greffe coloniale ». C’est désormais à Dakar et Conakry que s’installent les coreligionnaires d’Eliahu, venus du Maroc et tentés par l’aventure africaine.
Par Rita Aouad
Un article nécessaire en ces jours où le dialogue des cultures est malheureuse torturée par tant de partis, de convictions, d’exclusions…
Mea culpa: lire torturé.
L’article de Rita vient à propos. Dans mon livre TOMBOUCTOU ET LES JUIFS l’histoire du Dhimmi Eliahou Ben Hazan s’arrête brusquement avec la conquête française et l’installation de commerçants liano – syriens dans la Boucle du Niger. Cet article qui est à saluer donne une suffisante lumière sur la présence juive à Tombouctou aux premières heures de la colonisation française.
TOMBOUCTOU ET LES JUIFS est un second ouvrage encore inédit qui paraîtra bientôt. LES JUIFS A TOMBOUCTOU a été édité à Bamako par les Éditions Donniya.
article très interessant. Est ce que le contenu ets basé sur des archives de Timbouctou?