Laissé à l’abandon, encore propriété de l’État espagnol, le Grand Théâtre Cervantès de Tanger a aujourd’hui un siècle d’histoire et des murs en ruines. L’avenir de ce monument colonial, alors que la ville du détroit se modernise, est aujourd’hui incertain.
Le Grand Théâtre Cervantès de Tanger fêtait il y a un an le centenaire de son inauguration. C’était le premier grand théâtre du Maroc, avec une capacité de 1 400 spectateurs. Un théâtre qui, bien que créé par des Espagnols pour rendre culte à la culture hispanique et, dans la foulée, espagnoliser une ville qui était devenue la destination d’une croissante immigration venue de l’autre rive du Détroit de Gibraltar, fut aussi le théâtre de toutes et pour toutes les communautés qui vivaient dans la ville cosmopolite dans son étape internationale et après l’indépendance du Maroc.
Une propriété de l’État d’Espagne
Le Grand Théâtre Cervantès a été construit en 1911 par un couple d’immigrés espagnols arrivé à Tanger en 1903, Manuel Peña et Esperanza Orellana, sur un terrain que celle-ci avait hérité de son oncle Frasquito El Sevillano, arrivé en 1850 dans la ville où il fit fortune. Le théâtre souffrait de difficultés économiques pour sa maintenance et fut finalement acheté en 1929 par l’État espagnol, qui en est toujours le propriétaire.
Le théâtre est dans un état de détérioration progressive depuis les années 1960 lorsqu’il ferma ses portes, faute d’assurer la tâche qui lui avait été confiée, après l’exode de dizaines de milliers d’Espagnols qui vivaient à Tanger dans la première moitié du XXe siècle. Pendant des décennies, les Tangérois ont réclamé sa restauration, considérant qu’il faisait partie du patrimoine de la ville. À plusieurs occasions (1992 et 2007), l’État espagnol avait fait des projets de réhabilitation ou de protection du théâtre qui n’ont pas abouti à sa restauration définitive, aussi bien pour des raisons budgétaires que par manque d’un projet viable pour sa maintenance. Finalement, en 2014, une nouvelle perspective se dessine grâce à l’intérêt manifesté par la wilaya de Tanger de le récupérer pour le domaine privé de l’État marocain, moyennant une négociation avec le gouvernement espagnol pour une cession à but culturel. Le Théâtre Cervantès s’intègrerait ainsi au vaste projet Tanger-Métropole et cet édifice emblématique, lieu de mémoire hispano-marocaine, serait récupéré.
Son inauguration le 11 décembre 1913 fut tout un événement dans la ville. Sa construction fut l’œuvre de l’architecte espagnol et tangérois Diego Jiménez, les sculptures et bas-reliefs de l’artiste sévillan Cándido Mata, les peintures du dôme furent faites par le peintre installé à Paris Pedro Ribera, et le décor par le scénographe italien Giorgio Busato, auteur des décors des théâtres de Madrid Príncipe, Real et Novedades. L’éclairage, avec plus de deux-mille ampoules, fut l’œuvre du chef des éclairagistes du Théâtre Royal de Madrid, Agustín Delgado. Lors de la cérémonie inaugurale, où fut représentée l’opérette viennoise La princesse du dollar de Leo Fall, par la compagnie de Ricardo Güell, toute la colonie européenne était présente, ainsi que le grang vizir Mohammed El Mokri, et un public nombreux.
Le théâtre ressentit très tôt la crise qui sévissait dans la ville durant les années de la Première Guerre mondiale, mettant en évidence la disproportion de l’entreprise vis-à-vis de la fortune personnelle de Peña. C’est la raison pour laquelle celui-ci s’adressât aux différents gouvernements espagnols pour les convaincre de contribuer avec une subvention qui permette « d’éloigner la possibilité que le théâtre puisse tomber entre les mains d’une entreprise, qui, par le fait de ne pas être espagnole, puisse rendre étrangers les spectacles et faire échouer le propos patriotique qui constitue la base de la construction de ce Colysée », selon les propos d’un fonctionnaire de l’époque.
Rivalités franco-espagnoles
L’occasion pour cette subvention s’est présentée quand Manuel Peña, incapable de poursuivre le soutien du théâtre avec ses propres ressources, décida de le louer en avril 1919 à Roger De Montbrun, un sociétaire français, pour une période de douze années en échange d’un loyer annuel de 18 000 francs révisables. Toutes les alarmes sautèrent alors. Dans une lettre adressée au Comte de Romanones, ministre d’État, le Consul d’Espagne, Francisco Serrat, considéra l’affaire comme un « autre cas, très sensible, de prétention française d’hégémonie ». Le diplomate soupçonnait que derrière De Montbrun, se trouvait le gouvernement français prêt à tout pour assurer sa présence à Tanger à la veille de la résolution du statut de la ville du détroit.
La rivalité hispano-française pour le contrôle d’une ville qui n’avait pas encore dessiné son statut définitif inclina le gouvernement espagnol à accepter l’idée d’une subvention annuelle pour le théâtre entre 1919 et 1928. La mise en place du Statut international de Tanger en 1923 mit encore plus en évidence cette rivalité entre la France et l’Espagne. Le Général Primo de Rivera, qui présidait le Directoire militaire qui gouvernait à Madrid, dut faire face aux voix critiques de la presse qui refusaient un statut qui décevait les rêves du nationalisme espagnol et accusaient la diplomatie espagnole d’avoir accepté que la ville internationale reste sous la souveraineté du sultan.
Ce qui supposait, selon elles, sa « virtuelle incorporation à la zone française ». Le désir d’espagnoliser une ville qui l’était de fait par la présence d’une très nombreuse colonie espagnole qui représentait un quart de sa population, est sans doute l’une des raisons pour lesquelles l’État espagnol décida d’acheter le théâtre en 1928, malgré quelques rapports contraires qui considéraient que l’opération ne freinerait pas l’inévitable prédominance de la France dans la ville internationale. L’achat du théâtre a eu des détracteurs, tel que Julio López Oliván, de la Direction générale du Maroc et des colonies, qui soutenait qu’il « serait d’un point de vue sentimental et patriotique très douloureux qu’un théâtre qui porte le glorieux nom de Cervantès puisse passer aux mains d’un étranger. Mais, le versement que suppose pour l’État l’acquisition de celui-ci n’est pas proportionnel aux avantages que l’on peut en tirer ». Il considérait plus rentable de consacrer cet argent à un établissement public d’éducation dont avaient si besoin les milliers d’enfants espagnols de la ville.
Du cinéma, de la boxe et du catch !
Malgré ces réticences, le Grand Théâtre Cervantès devint la propriété de l’État espagnol qui n’imaginait point les soucis que l’avenir lui réservait. Tout d’abord, par son emplacement, origine de sa marginalisation. Car la ville grandissait vers d’autres directions. Le rapport d’évaluation que les architectes rédigèrent préalablement à l’achat faisait référence à sa localisation, éloignée du reste de la ville et qui le rendait inadéquat comme affaire : « Le théâtre est construit sur une demi-pente très prononcée et sur la partie basse de deux versants, ce qui rend l’accès très difficile, sans un point de vue, puisque la seule rue où donne le bâtiment présente une pente très prononcée avec plus de 15 %, alors que sa largeur est tout à fait celle d’une rue normale, mais trop exigüe pour ce type de construction ». Huit décennies après, et mise à part son actuelle détérioration, son emplacement continue d’être un des principaux handicaps, éventuellement récupérable, si l’on réussit à réhabiliter tout l’entourage voisin du futur port de plaisance, prévu dans le projet Tanger-Métropole. La maintenance du théâtre a été un autre grand problème pour les autorités espagnoles. Loué très souvent à des sociétaires à la recherche de bénéfices rapides, il n’a pas été soigné ni rénové comme il le fallait. Les années de la guerre civile espagnole, quand la colonie espagnole de Tanger fut déchirée et divisée, ont contribué d’autant plus à sa détérioration. Quand les temps de la « victoire » de Franco arrivèrent, avec l’occupation de la ville par l’armée espagnole pendant la Seconde Guerre mondiale, la mégalomanie impériale arriva à considérer « décadente » son ornementation moderniste et l’idée vint de la remplacer par une « façade néoclassique à tendance impériale, avec un ordre de pilastres toscans qui soutiendrait un fronton et qui s’appuierait sur un mur dépecé », tel qu’il est décrit dans le projet de restauration. Heureusement que le manque d’argent du Haut Commissariat empêcha cette réforme qui ne vit pas le jour, mais qui aurait effacé son identité Art nouveau qui, bien que détériorée, a vécu jusqu’à nos jours.
Le théâtre a connu des périodes de splendeur : le passage sur sa scène d’Enrico Caruso en 1919, de Margarita Xirgu, Rafael Calvo, Miguel Fleta, Rosario Pino, María Guerrero, dans les années 1920 et 1930, et des chanteurs populaires tels que Juanito Valderrama, Marifé de Triana, Antonio Molina, Antonio Machín ou Manolo Escobar dans les années 1950 et au début des années 1960, ont laissé leur trace chez un public très divers avec une colonie espagnole estimée à plus de 30 000 personnes et un public hispanisé beaucoup plus vaste. Mais pas seulement chez la colonie espagnole. Car, le Cervantès fut la scène où se reproduisaient des troupes marocaines comme la compagnie Al Hilal avec ses drames de Shakespeare, tels que Othello ou Romeo et Juliette ou des pièces nationalistes en hommage à Chakib Arsalan ou Ahmed Balafrej, tel que le raconte Abdelkader Smihi dans son livre Naissance du théâtre et du sport au Maroc.
Avec l’indépendance et la disparition de ce public majoritairement espagnol, la décadence s’accrut et le théâtre devint une salle de cinéma de films hindous et un ring pour des matchs de boxe et de catch. Ángel Vázquez, l’auteur de La vida perra de Juanita Narboni, a très bien défini la décadence du théâtre à travers l’héroïne de son roman quand elle évoque les temps de sa splendeur où le Tout-Tanger s’y donnait rendez-vous : « Si tu savais ce qu’est devenu le Théâtre Cervantès, fumée et chaume comme à Manderley, fissures et chardons là où poussait l’herbe ».
La commémoration du centenaire du Grand Théâtre Cervantès a été l’occasion de rafraîchir certaines réflexions sur l’avenir de ce monument. Le Tanger du XXIe siècle est bien différent de celui du début du XXe siècle. Les besoins de son public aussi. Dans le projet Tanger-Métropole, la construction d’un autre théâtre est prévue. La récupération du Grand Théâtre Cervantès pourrait servir non seulement comme un espace de culture, mais aussi comme espace polyvalent de formation sur les arts de scène pour de futurs professionnels qui contribueront à stimuler l’intérêt au pays pour le plus ancien des arts de spectacle.
Par Bernabé López García
Professeur émérite d’histoire à l’Université autonome de Madrid