On reproche souvent au regard occidental d’essentialiser l’islam au lieu de le saisir dans son historicité, et dans la pluralité de ses expressions. De la même manière, l’évolution récente du Proche-Orient pourrait amener à essentialiser le clivage sunnisme/chiisme, et à envisager les tensions actuelles comme étant déterminées par l’opposition entre ces deux entités. Je pense notamment à la nouvelle guerre au Yémen, à l’intervention militaire dirigée par l’Arabie Saoudite et destinée à endiguer une évolution favorable aux Houthis soutenus par l’Iran. En fait, les clivages actuels résultent des transformations que la région a connues depuis la fin du XXe siècle. Je voudrais souligner trois tendances déterminantes.
Primo, les impasses du « printemps arabe » ont créé des zones de fragilité étatique. En Syrie, en Libye et au Yémen, on est passé de la révolte à la guerre civile qui menace les États dans leur unité, voire dans leur existence. Certains régimes ont montré une résistance inattendue ; d’autres ont été renversés, mais les nouvelles forces en présence n’ont pas réussi à établir les compromis nécessaires pour un fonctionnement viable des institutions démocratiques. C’est le retour des entités pré-étatiques ; la tribu et la minorité ethnique et/ou confessionnelle occupent le devant de la scène ; d’où les manipulations et les interventions étrangères par communautés interposées. À cause de sa position stratégique à l’entrée de la Mer Rouge, le Yémen a été auparavant l’objet d’une longue lutte d’influence entre l’Arabie Saoudite et l’Égypte de Nasser.
Secundo, avec le reflux du nationalisme arabiste, la région se trouve de plus en plus dominée par trois modèles de rapport entre islam et pouvoir étatique : un modèle saoudien, fondé sur le rigorisme wahhabite, la rente pétrolière et la protection américaine ; un modèle turc, fondé sur la laïcité, un abandon du califat au profit de la nation, et une émergence économique spectaculaire ; et enfin le modèle iranien, qui a combiné révolution religieuse, révolution sociale et révolution nationale antioccidentale.
Tertio, la diplomatie américaine a fait de nouveaux choix dans la région. Elle s’adapte au nouvel équilibre des forces et tire les leçons de son intervention militaire directe en Irak. Avec l’Iran, après une rupture qui a duré plus de trois décennies, les relations sont entrées dans un processus de normalisation centré sur la question du nucléaire, mais dont la portée est plus large, c’est-à-dire la levée des sanctions économiques et l’accès au marché iranien. Et comme les médias véhiculent des images liées aux enjeux du moment, on découvre que la société iranienne est très différente du portrait diabolisé qu’on a distillé auparavant. Dans une chronique récente du journal Le Monde, intitulée « Pourquoi est-on avec les sunnites ? » (3 avril 2015), Alain Frachon écrit : « En Iran, les églises sont ouvertes, les femmes travaillent, occupent des sièges au parlement et au gouvernement. Les universités forment des diplômés de qualité -notamment des ingénieurs, dont rien, ni sanctions ni bombardements, n’éradiquera le savoir nucléaire. À Téhéran, on a des architectes, des gens de culture, des cinéastes de renommée mondiale. L’Iran est une société civile diversifiée, informée, fière ».
Pour ménager leurs alliés traditionnels, les Américains célèbrent l’accord-cadre de Lausanne tout en soutenant la coalition saoudienne dans les domaines du renseignement et de la logistique. L’essentiel pour les puissances occidentales de manière générale, c’est que les grands marchés de l’armement se portent très bien et viennent au bon moment pour alimenter la reprise économique.
Le pétrole, le sacré et le communautarisme. Ces trois facteurs créent une tension négative entre les projets de société et les enjeux de la géopolitique. Les peuples du Machrek sont actuellement pris en otages par des luttes d’hégémonie régionale. Indépendamment des clivages religieux et du nationalisme étroit, il faudrait reconnaître que l’émergence de la Turquie et de l’Iran constitue un nouveau défi qui invite à penser les échecs successifs accumulés dans l’aire arabe. Il s’agit de redéfinir l’État national, mais aussi la nation, la richesse et la souveraineté.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane