Alors que le Maroc s’apprête, non sans difficulté, à sortir du confinement, il est de la plus haute importance de veiller à engager un débat public serein et ouvert à toutes les sensibilités, sur les voies et moyens à même de permettre à notre pays d’assurer une sortie par le haut de la crise sanitaire et économique induite par le Covid-19.
Rendons tout d’abord justice à la proactivité, l’esprit d’anticipation et la célérité avec lesquels l’État marocain a fait face à la crise sanitaire qui se profilait à l’horizon suite à la propagation internationale du virus. Rendons également hommage à l’abnégation et au dévouement du personnel de santé et des forces de l’ordre qui se sont mobilisés pour prendre en charge les malades et faire respecter les mesures de confinement. Relevons également avec satisfaction la flexibilité du tissu productif pour pourvoir le pays en masques de protection et dégager un excédent pour l’exportation.
Ce constat positif a été toutefois terni par l’ampleur des souffrances endurées par de larges couches de la population et les images de désintégration sociale qui ont été dévoilées par la crise. À ce titre, la crise sanitaire a mis à nu l’état alarmant de notre système de santé laminé par les politiques d’austérité et la privatisation. En plus, l’énorme choc enregistré par notre économie a levé le voile sur notre extrême dépendance par rapport à la mondialisation néolibérale. Last but not least, on ne peut passer sous silence les cas de violations des droits de l’homme commis par certains agents des forces de l’ordre censés veiller au respect des mesures de confinement.
Ce bilan d’étape ne saurait cacher les immenses défis qui nous guettent dans le futur proche et qui exigent de nous de changer de cap pour garantir une sortie par le haut de cette crise économique et sociale. Au vu des réactions exprimées par différentes sensibilités quant aux perspectives de sortie de la crise actuelle, trois scénarios se dégagent. Le premier revient à continuer à faire comme avant. Concrètement, il s’agirait de reconduire les dogmes néolibéraux de libéralisation-déréglementation-privatisation-austérité budgétaire. À titre d’exemple, certains dirigeants du secteur privé sont d’avis de laisser mourir des milliers de PME sous prétexte que cela donnerait lieu à la formation d’entreprises compétitives. D’autres s’alarment de la montée de la dette publique et du déficit budgétaire, sans toutefois proposer d’alternative, ni faire cas du coût énorme du statu quo. Ceci à un moment où les promoteurs du néolibéralisme font machine arrière et utilisent à volonté la planche à billets. De son côté, le ministre de l’Intérieur a appelé les collectivités locales à « serrer la ceinture ». Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est à craindre que cette option en faveur du maintien de l’ordre établi aggrave le lumpen-développement et provoque des troubles sociaux. Une telle éventualité pourrait déboucher sur un tour de vis autoritaire qui capitaliserait sur l’expérience de quadrillage de la population acquise durant la période de confinement, ainsi que sur les nouvelles technologies (traçage des déplacements, drones..) utilisées à cet effet.
Le deuxième scénario puise sa source dans les recommandations prodiguées au Maroc par le Centre de développement de l’OCDE que les gouvernement avait sollicité pour élaborer les bases du nouveau modèle de développement. Lesdites recommandations consistent en une plus grande intégration dans l’économie mondiale pour réaliser la « transformation structurelle » (montée en gamme dans les exportations grâce a l’insertion dans les chaînes de valeur mondiales, priorité au capital humain et à l’innovation, réformes institutionnelles « technocratiques » par l’amélioration de la gouvernance des politiques publiques). Un tel scénario souffre de son incapacité à prendre en compte les changements profonds induits par la crise du Covid-19 (démondialisation et crise des chaînes de valeur mondiales, retour de l’Etat, urgence de la question sociale et des services publics, pressions en faveur de la transition écologique).
Le troisième scénario consisterait à effectuer une rupture par rapport au paradigme néolibéral dominant et à prendre en compte les changements que nous venons de mentionner. À cet effet, nous proposons les pistes de réflexion suivantes: Insérer la ou les alternatives de développement dans le cadre d’un projet de société axé sur la démocratie, la souveraineté nationale (la liberté de choisir sa propre voie en matière de développement), la justice sociale et les valeurs civilisationnelles de solidarité, de progrès et d’égalité des sexes.
Soumettre l’économique au social en considérant l’activité économique comme n’étant qu’une part de l’activité sociale : ceci passe notamment par la priorisation des secteurs sociaux et la culture. Repolitiser les choix économiques en rendant compréhensibles les enjeux qu’ils véhiculent pour le citoyen ordinaire. Reconstruire l’économie sur de nouvelles bases en privilégiant une croissance économique de qualité destinée à satisfaire en priorité les besoins essentiels de la population, ce qui passe notamment par une politique active de redistribution des richesses. Faire de l’Etat l’agent développeur par excellence en s’inspirant des expériences réussies dans ce domaine (Asie de l’Est et Amérique latine).
Mettre la finance au service de la société et du développement en se basant sur le caractère de service public du secteur bancaire (par exemple, imposer aux banques un quota de financement destiné aux PME). Mettre en oeuvre des politiques macroéconomiques hétérodoxes.
Enfin, il convient de noter que ces pistes de réflexion ne sauraient être pertinentes en l’absence d’espace politique (ou marge de manoeuvre) au niveau externe (révision des accords de libre-échange, levée des conditionnalités des institutions financières internationales) et, au niveau interne, de dépassement des rapports de propriété marqués par la connivence politique, la rente et la corruption.
Par Mohamed Said Saadi, Enseignant chercheur