Mahjoubi Aherdan est un témoin privilégié du Maroc moderne. Dans cet entretien, il revient sur plus de 70 ans d’histoire, de son histoire, où surgissent les figures de Mohammed V, Hassan II, Glaoui, Ben Barka, Oufkir, Khatib…tours et détours dans les souvenirs et mémoire d’Ezzayegh.
Quelques précisions sur la personne : Aherdan est le prénom que sa mère lui avait donné pour conjurer le mauvais sort, mais le prénom devient attribut. Il traîne, plusieurs épithètes : Ezzayegh, que son ami Khatib de toujours lui avait accolé, qu’on a du mal à traduire (effronté ? Insolent ? Ou plutôt atypique ?) ; Amghar, ou chef berbère, est une de ses épithètes et par sa tenue vestimentaire, il tenait à l’arborer, avec son turban et son poignard. Jamais on ne l’aura vu avec un fez. Une chéchia marrakchie, peut-être, une djellaba, courte, avec la cravate, des fois, une paire de jeans et des baskets dans son atelier de peinture. Son parcours est atypique et c’est certainement ce que voulait dire Khatib par Zayegh. Officier au service de la France, il finit par se dresser contre elle. Défenseur acharné de la monarchie depuis la première heure, puisant son ancrage de Juba II et bien avant, il avait son mot pour exprimer sa désapprobation de ce qu’il considérait ses dérives. Dans El Pais en 1984, il dit : «Le berbère n’est bon que pour la guerre et l’Ahidous». De quoi choquer les sphères makhzéniennes. Ami des pontes de l’administration coloniale, il finit par se dresser contre eux. Proche des notables berbères, dont l’emblématique Thami Glaoui, il ne partage pas pour autant leur coup de force contre le sultan. On pourrait égrener les antinomies à l’infini qui font le portrait atypique de cet homme politique qui tenait à ériger le monde rural, qui était à majorité berbérophone, en contrepoids contre les élites citadines. Il n’aura à ménager ni les conservateurs de cette élite, ni les modernistes. Entre eux une longue histoire d’inimitié qui ressort encore dans ses mémoires. Des militaires qu’il avait connus quand il était ministre de la Défense, dont le très controversé Oufkir, il a un jugement nuancé. Mais la politique n’est pas un fleuve tranquille et les amis d’hier peuvent se retrouver adversaire, le lendemain. La « vérité » en politique est volatile et répond à l’impératif du rapport de force, de l’intérêt, et de la realpolik. On reconnaît à cet homme sa passion pour les lettres et la peinture, dont il fait son violon d’Ingres dans ses traversées du désert. Il paya pour avoir été pionnier dans la défense de la culture amazighe, particulièrement dans le sillage du printemps amazigh de 1980. Ses rapports se sont distendus avec le Makhzen, pour se détériorer et ne se normaliser que quand les partis de la Koulta, un avatar des élites citadines, se sont coalisés au début des années 90. Les maîtres des céans l’ont sorti de son isolement et il aura, suite à la grève générale du 14 décembre 1990, prononcé un discours dans l’enceinte du Parlement, dans un verbe sans fioritures, avec l’entrain qu’on lui connaît. Car, il a le verbe facile, dans la langue du peuple, pour vanter le Makhzen, garant de la stabilité ! Une normalisation sans plus, car on le taxait dans les hautes sphères d’imprévisible ! Et le Makhzen était friand de bibelots d’inanité sonore, pour reprendre l’expression de Mallarmé, interchangeables à souhait.
Il faut reconnaître à l’homme un sens pragmatique, ce qui explique sa longévité, son courage, et justifie ses inimitiés. Il est un pan de notre histoire politique, et c’est pour cela que Zamane l’a invité, comme d’autres personnalités politiques et historiques (Mohammed Boucetta, Moulay Hicham, etc.). Notre credo est de comprendre et non de juger. Notre souci est d’avoir suffisamment de matériaux pour démêler l’écheveau du passé, pour comprendre le présent et, peut-être, appréhender l’avenir. Sereinement. L’histoire ne livre pas la vérité, mais débusque la fausseté.
Évidemment, nous ne sommes pas dans la vision simpliste de l’Histoire comme mémoire d’individus, heurs et malheurs de personnes, succession dynastique ou brouilles de famille. L’éventail du consul français, jeté à la figure du dey d’Alger, ne saurait expliquer le débarquement français à la baie de Sidi freuch un juillet 1830, de même que la disgrâce de Glaoui, ne peut expliquer le coup de gueule du Pacha. Les hommes surfent sur des mouvements et les structures mènent les hommes plus que les hommes ne les mènent. Ils peuvent livrer leur version, leur jugement subjectif, leurs « vérités » magnifiées, le cas échéant, cela pour nous n’est qu’un matériau, sur lequel se penche l’historien. Froidement. Nous ne cautionnons personne et nous ne condamnons quiconque. L’histoire jugera. Et le lecteur aura le loisir d’apprécier ou de déprécier. À vous la parole, pardon, la lecture d’abord.
De formation militaire, ancien caïd et gouverneur, par quel chemin êtes-vous arrivé à la vie politique ?
Je peux dire que la politique m’est tombée dessus, je n’ai pas cherché à en faire. Quand je vois ma vie, j’ai l’impression que quelqu’un m’a pris par la main pour me mener à la politique, ou plus précisément à l’engagement en politique. Effectivement, j’ai fait l’école militaire, j’étais officier, j’ai eu la croix de guerre et autres décorations militaires. Mais, il y avait un déclic qui m’a mis sur la voie de l’engagement : quand j’étais à l’école militaire à Meknès, Sidi Mohammed Ben Youssef nous a rendus visite. En passant en revue les différentes promotions et au moment où j’ai saisi sa main pour l’embrasser, il l’a retiré et m’a dit : «Un soldat salue et se bat». C’est une phrase qui m’est restée pour toujours en tête et m’a beaucoup taraudé l’esprit.
Comment ?
En Algérie, pendant la Seconde Guerre, j’ai traversé par train, avec les autres soldats, la plaine désolée de Sétif. J’étais frappé par la pauvreté et la misère d’enfants déguenillés derrière leurs troupeaux. Et là, je me suis posé la question : « Est-ce là ce que nous réservera « la mission civilisatrice » de la colonisation au bout d’un siècle ? » C’était le début d’une prise de conscience politique. Il y avait aussi un autre événement. Lors d’une bataille en Tunisie, en 1943, ma mitraillette s’est enrayée et un sous-officier allemand a failli me tuer si un soldat marocain, Ben Aïssa qu’on nommait « le grand gaillard », n’était pas intervenu. J’ai pris la mitraillette du prisonnier allemand et l’idée m’est venue de l’offrir au sultan Sidi Mohammed Ben Youssef. Quelques mois après, j’étais reçu par le sultan dans la plus grande simplicité, dans une petite pièce et on a alors discuté du Maroc. Je lui ai dit : «Majesté ! Pourquoi nous battions-nous pour la France et non pour nous-mêmes ?» Il m’a répondu : «Il en faut plus qu’une mitraillette et surtout une entente plus grande».
Vous avez servi au sein de l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale. Est-ce que vous étiez traités au même titre que les soldats et officiers français ?
Non ! Lors de la campagne d’Italie en 1944, Driss Ben Aïssa, qui allait devenir général et inspecteur des FAR, est venu me voir en pleurant, car un commandant français l’avait traité, avec le lieutenant Al Fassi, d’«indigènes». J’ai riposté : «Indigènes, même ici, en Italie ? À partir d’aujourd’hui je ne tirerai plus une cartouche que pour nous-mêmes». Le lendemain, je me suis porté malade.
Que s’est-il passé alors ?
Pendant cette période, dans un village à côté de Naples, j’ai pu rencontrer, Mehdi Glaoui, fils du célèbre Pacha de Marrakech, lauréat de la prestigieuse école militaire de Saint-Cyr. Au mess, nous nous sommes chamaillés pour des broutilles et suite à un bombardement sur Naples, il m’avait abordé dans un escalier pour me dire : «Excuse-moi de t’avoir heurté». J’ai appris de lui par la suite que les Américains et les Anglais étaient prêts à nous aider pour la libération du Maroc à condition que l’aîné des princes, en l’occurrence Moulay Hassan, soit dans le coup. Selon ce projet, les opérations de libération devaient commencer au nord du Maroc, dans la région du Rif. Il m’a alors demandé de rentrer au Maroc pour l’aider dans cette mission, avec l’appui de son frère Mohammed qui devait m’introduire auprès du prince Moulay Hassan. J’étais hospitalisé dans un hôpital américain et évacué au Maroc. À mon arrivée, Mohammed, le frère de Mehdi Glaoui, m’a logé dans un appartement à Casablanca, en attendant de rencontrer le prince. Mais, malheureusement, Mehdi Glaoui a été tué dans une bataille en Italie. Sa mort signifiait la fin de ce projet qui visait l’indépendance du Maroc avec l’aide des Anglo-saxons.
C’est en ce moment que vous êtes rentré au Maroc ?
Oui ! J’ai pu obtenir un congé de longue durée de l’armée pour infirmité temporaire et je me suis installé à Oulmès avec mon épouse Mireille de Gasquet (Meriem, depuis). Sous l’instigation du contrôleur civil, mon père a présenté sa démission de ses fonctions de caïd à Sidi Mohammed Ben Youssef et je l’ai remplacé, à titre d’essai pour une période de quatre ans ! Et c’est là que l’affaire du Pacha Glaoui a éclaté, quand il s’est insurgé contre le sultan en forçant les caïds à signer une pétition désapprouvant le sultan dans la perspective de le déposer.
Comment expliquez-vous le jeu du Glaoui que vous réhabilitez dans vos mémoires ?
Glaoui a fait le jeu de la France pour se venger d’un traitement qu’il avait subi. Car, un jour, il a été chassé du Palais d’une façon humiliante.
Mais est-ce qu’il n’était pas instrumentalisé par les autorités françaises ?
Il n’y avait pas un homme plus fidèle à la monarchie que le Pacha Glaoui et il tenait à le montrer devant tout le monde. Quand le sultan visitait Marrakech, Glaoui lui tenait l’étrier comme un esclave. Mais, en tout cas, et c’est valable pour tous les caïds de l’époque, le vrai pouvoir était entre les mains du contrôleur civil ou de l’officier des Affaires indigènes.
C’est d’ailleurs à cause d’un contrôleur civil que vous avez été démis de vos fonctions de caïd ?
Effectivement, au bout de deux ans ! On célébrait la fête du Trône. Il y avait plus de 200 cavaliers qui animaient les festivités. J’ai pris le drapeau marocain pour le hisser au sommet d’une colline. Le contrôleur civil était fou de rage et m’a tenu responsable de cet acte. Les péripéties, vous les connaissez, j’en ai parlé dans mon livre. Peu de temps après, j’ai été révoqué de mes fonctions. Et c’est là qu’une nouvelle vie a commencé pour moi.
Comment avez-vous rencontré Abdelkrim Khatib ?
Tout à fait par hasard. C’était lors d’une soirée à Rabat chez Driss Mhamdi, où j’ai rencontré Dr Khatib. Pendant cette période, les nationalistes à Casablanca cherchaient un militaire pour les former à manier les armes et Dr Khatib m’a sollicité pour cette mission. C’est ainsi qu’une longue amitié est née, car nous avons fait un long chemin ensemble. Dr Khatib m’a demandé de trouver des officiers pour les encadrer, afin de mettre en place une armée de libération. J’ai pris contact avec quelques officiers qui ont immédiatement accepté l’idée. Il s’agissait notamment de Abdelkader Loubaris, Hassan Lyoussi, Driss Ben Oumar et Mohammed Oufkir.
Oufkir, le fameux général…?
Oui, lui-même ! D’ailleurs à propos d’Oufkir, je veux rapporter cette anecdote. Un jour, j’étais avec ma femme et mon fils aîné Ouzzine au mess des officiers à Rabat. Parmi les personnes qui y étaient présentes, il y avait Oufkir et d’autres officiers marocains. Un colonel français, responsable du mess, m’a interpellé et demandé de quitter les lieux. Oufkir, qui a vu la scène, s’est précipité sur l’officier français et l’a jeté sur une table en lui disant : «Nous tous, on n’a plus rien à faire ici». C’était un geste fort d’Oufkir qui était, rappelez-vous, officier d’ordonnance auprès de la Résidence générale.
Qu’en est-il advenu des officiers qui voulaient rejoindre Dr Khatib ?
Ils sont partis le retrouver à Tétouan. Mais, malheureusement, il était absent pendant cette période. J’étais alors chargé de m’occuper de l’encadrement de la région du Moyen-Atlas. D’ailleurs, après l’Indépendance, Dr Khatib et moi-même, nous avons réussi à créer le Mouvement populaire, avec les premiers cadres de l’Armée de libération. Ce qui a contribué à couvrir tout le territoire marocain.
Vous êtes très critique envers le Manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944 ?
On ne gagne pas la guerre avec des communiqués. Je ne remets pas en cause le nationalisme et le patriotisme des signataires.
Dans vos mémoires, vous donnez aussi l’impression que l’indépendance du Maroc était bâclée et qu’il fallait ouvrir un large front incluant tout le Maghreb
Bien sûr que l’indépendance du Maroc était bâclée et qu’on avait la capacité de récupérer les territoires qui allaient être annexés par l’Algérie après son indépendance. Avec Dr Khatib, on avait l’intention de créer un parti qui couvre tout le Maghreb afin de combattre ensemble la présence coloniale. Les Algériens n’ont jamais accepté cette idée.
Vous accusez aussi les dirigeants de l’Istiqlal de n’avoir jamais souhaité le retour du sultan de son exil ?
Effectivement ! Le parti de l’Istiqlal n’a jamais exigé le retour du sultan pendant les négociations avec les Français.
Pourtant, Edgard Faure, le chef du gouvernement français à l’époque, qualifiait les nationalistes marocains de «fétichistes», car ils exigeaient le retour du sultan ?
Le retour du sultan était inévitable et les gens du parti de l’Istiqlal le savaient. Pour eux, cette question n’a jamais été un préalable. Sans les différents soulèvements qui se sont souvent soldés par des massacres à Marmoucha, Khénifra, chez les Gzenaya à Bourd et Tizi n’Usli, le sultan n’aurait jamais retrouvé son trône.
Après l’Indépendance, c’était le conflit ouvert avec le parti de l’Istiqlal, notamment suite à l’assassinat de Abbas Messaâdi et les événements du Rif en 1957…
Oui, j’étais acteur et témoin de ces faits ! Il y a eu d’abord l’enterrement de Abbas avec ses péripéties et toutes les complications qu’il a engendrées. L’idée est venue quand nous avons décidé, avec Dr Khatib, d’inhumer les différents chefs de la Libération. Une réunion a eu lieu à la plage des Sables d’or (près de Rabat, ndlr) avec la participation de différents représentants de l’armée de la Résistance et de la Libération. On a décidé alors de rassembler les corps des résistants morts pour l’Indépendance et de les regrouper dans deux ou trois cimetières. Dr Khatib devait en parler au roi et une lettre a été envoyée au ministre de l’Intérieur pour le tenir informé de ce projet. Nous n’avons reçu aucune réponse, ni de l’un, ni de l’autre.
Est-ce que le prince Moulay Hassan était au courant ?
Oui, bien sûr qu’il l’était ! Le jour venu, nous sommes arrivés à Fès pour transférer le corps de Abbas Messaâdi au Rif. Nous avons cherché à joindre le roi, qui était également à Fès, pour l’informer, mais on n’y arrivait pas. Des centaines et des milliers de personnes étaient présentes pour participer à cette opération. Le lendemain matin, nous nous sommes rendus au cimetière. Au moment où nous avons commencé à creuser, un émissaire du roi est venu chercher Dr Khatib. Ce dernier, avant de partir à la rencontre du roi m’a dit : «Débrouille-toi maintenant !». Avec les autres résistants, nous avons pris le corps de Abbas, en direction d’Ajdir, où nous avons déposé la dépouille. Le lendemain, le gouverneur de Fès, Ghali Laraki, est arrivé et m’a dit que le roi me tient responsable des conséquences. Mais, pour moi, c’était trop tard. J’ai demandé à Ghali Laraki de revenir le lendemain avec d’autres personnalités, pour assister à la cérémonie. Mais, le lendemain, une délégation officielle est arrivée pour nous signifier que le roi interdisait toute réunion ou cérémonie.
Comment cet épisode s’est-il terminé ?
À mon retour, en passant par Meknès, je me suis arrêté, avec Dr Khatib, chez le prince Moulay Hassan Ben Driss. Ce dernier ne cachait pas son inquiétude et estimait qu’on a mis le roi dans une situation difficile. Nous avons quitté Meknès avec l’intention de rejoindre le maquis. Mais, j’ai été arrêté à Rabat où j’ai dû passer deux jours au commissariat avant d’être transféré à Fès, avec Dr Khatib, où nous avons passé deux mois à la prison de Aïn Qadous. Pour le parti de l’Istiqlal, et après l’affaire Addi Ou Bihi, il fallait en finir avec nous. Nous fûmes libérés après la signature du Dahir des libertés publiques.
Vous avez soutenu Addi Ou Bihi lors de son soulèvement ?
Bien sûr ! Addi Ou bihi a réussi à soulever tout le monde dans sa région. C’était un patriote qui pensait défendre le roi contre l’Istiqlal. Je vais vous raconter quelque chose… Après son arrestation, je suis allé le voir à l’hôpital. Il se portait bien et ne donnait aucun signe de faiblesse ou de maladie et s’étonnait même de sa présence dans un hôpital. Le lendemain, il était mort. Sa mort reste suspecte.
Le prince Moulay Hassan était très impliqué dans cette lutte autour du pouvoir ?
Oui ! À ce titre, je me rappelle que Mohammed V m’a demandé, avec Dr Khatib, de raisonner le prince Moulay Hassan, pour qu’il s’élève au-dessus des problèmes entre les partis et qu’il cesse de s’y immiscer. On lui a expliqué que c’était difficile de le faire quand on connaît le tempérament du prince. Il nous a raconté comment il a proposé le pouvoir à son fils Moulay Hassan, mais ce dernier a refusé en répondant : «Vous me donnez une voiture cassée qui me mènera directement vers un fossé».
Vous décrivez Mohammed V comme dépossédé de son pouvoir…
Mohammed V avait une grande autorité morale. Avec un seul mot, il pouvait changer le cours des choses.
Sa mort prématurée vous a-t-elle surpris ?
Mohammed V était malade et souffrait énormément d’un mal d’oreilles. Il disait que si les Marocains savaient le mal que les hourras et les cris d’acclamation lui causaient, ils ne l’auraient pas fait. Il disait aussi qu’« un roi doit être sain, soit guérir ou mourir ». C’était un homme extraordinaire par sa simplicité et son humilité.
Vous rapportez dans votre livre une histoire étonnante sur les relations entre Mohammed V et l’ami et futur conseiller de son fils, Ahmed Réda Guédira…
Un jour, j’ai été appelé au cabinet royal avec Dr Khatib et Cherkaoui (futur époux de la princesse Lalla Malika, ndlr) pour rencontrer le prince Moulay Hassan. Avant l’arrivée de ce dernier, nous avons été accueillis par Guédira, le directeur de cabinet du prince. Pendant la discussion, et en évoquant le nom du roi, Guédira a sorti son stylo et a dit : «Avec ça, je fous en l’air Mohammed V». Ce n’était pas la première fois où Guédira prononçait ce genre de phrases.
Et pourtant, vous vous êtes rallié à lui, quelques années plus tard, pour former le FDIC ?
C’est un peu plus nuancé que cela. Dr Khatib est venu me voir pour me dire que le roi lui a demandé de rejoindre la nouvelle formation de Guédira. J’ai réuni le comité central du Mouvement populaire et j’ai posé le problème. On a débattu toute la nuit. La moitié du parti était pour l’alliance et l’autre moitié y était opposée. J’ai dit à Dr Khatib : «On va se lancer dans cette affaire. Si on est de vrais hommes, on a tout à y gagner. Mais, si nous sommes des incapables, les deux camps finiront par nous avoir». Pour Guédira et ses amis, le Mouvement populaire devait servir de socle au FDIC, en raison de son implantation et sa présence dans tout le territoire marocain. Mais, j’ai tout fait pour m’opposer à cette stratégie qui visait à nous phagocyter. Hassan II avait une confiance aveugle en Guédira et ce n’est qu’à la fin qu’il s’est rendu compte de son erreur. Nous avons lancé le Mouvement populaire pour contrecarrer l’hégémonie de l’Istiqlal qui assassinait les nôtres. Nous avons été interdits et arrêtés et il a fallu le déclenchement de la révolte du Rif pour pouvoir exister. C’est avec le Dahir sur les libertés publiques de 1958 que nous nous sommes imposés, que nous avons été autorisés à lancer le mouvement.
Mais, il y avait un autre acteur important après l’Indépendance, qui était l’armée et Oufkir qui y a joué un grand rôle…
L’armée était quelque chose d’extraordinaire pendant cette période. J’étais ministre de la Défense pendant six ans. Ce qui est certain, c’est que Oufkir avait joué un grand rôle politique après l’Indépendance et au début de règne de Hassan II.
Y compris pendant les événements de 1965 et la proclamation de l’état d’exception ?
L’état d’exception est sorti de la tête de Hassan II. C’est lui qui l’a décrété.
Vous brossez un portrait étonnant d’Oufkir, qui s’inscrit en faux contre l’image de tortionnaire et de putschiste. Quel souvenir gardez-vous de cet homme ?
Quand j’étais ministre de la Défense, j’en garde le souvenir d’un camarade et d’un ami. Mais, quand il a commencé à se mêler de la politique, tout a changé. Oufkir nous a fourni beaucoup d’aide pendant la lutte contre l’occupation. Et il est resté toujours fidèle à la monarchie. Il ne faut pas oublier que lors du premier coup d’État de 1971 à Skhirat, il était enfermé avec Hassan II dans une même pièce. À propos de ce coup d’État, Moulay Ahmed Laraki, l’ancien Premier ministre, m’a raconté comment le général Medbouh a sauvé le roi. Le général Medbouh a trouvé où le roi, Oufkir et d’autres hommes se cachaient et il a placé deux soldats devant cette pièce. Medbouh a donné l’ordre à ses hommes de ne laisser personne entrer ou sortir de cette pièce. Le général Medbouh a été tué, car il a refusé de livrer le roi ou de montrer son lieu de refuge.
Et vous, comment avez-vous vécu ce coup d’État ?
C’est toute une histoire. Quand les putschistes se sont emparés du Palais et tué beaucoup de personnes, je me suis retrouvé avec des gens qui étaient allongés par terre pour éviter une exécution sommaire. Un soldat m’a vu et m’a demandé de s’approcher de lui, en levant les bras. J’ai marché vers lui, mais sans lever les bras comme il le voulait. Un mutin qui n’a pas aimé mon comportement a dit : «Puisqu’il n’a pas voulu lever les bras, on va lui enlever le pantalon». J’ai répondu alors au soldat «Est-ce là l’armée et l’honneur des soldats ?». Heureusement, j’ai été sauvé par un sous-officier qui m’a reconnu. C’était un vrai drame. Je me souviens très bien du bras coupé de Mohammed Hassan Ouazzani, qui ne tenait que par un petit bout de chair à son corps.
Et pour le deuxième coup d’État ?
J’étais en vacances dans le nord. Mais ce qui est étonnant, c’est que quelques jours avant le coup d’État, j’ai rêvé d’Oufkir avec ses étoiles de général jetées à ses pieds.
Cela devait être terrible pour vous, ce deuxième coup d’État ?
Évidemment ! Oufkir, Chelouati avant, étaient tous des amis intimes. On était tous liés par l’armée. C’était terrible. Et pour la mort d’Oufkir, selon ce que m’avait raconté Dlimi, le général Oufkir est arrivé en tenu militaire au Palais, il a sorti son arme et un garde l’a exécuté.
Après les deux coups d’État, Hassan II a tenté de se réconcilier avec le Mouvement national. Comment avez-vous jugé ces nouvelles relations entre les anciens adversaires ?
La réconciliation m’avait choqué. Un rapprochement avec des gens à la solde de l’étranger était pour moi inadmissible. Leurs rapports avec l’étranger étaient notoires. Mais, Hassan II avait estimé que c’était nécessaire pour dépasser une situation de crise.
Quels étaient vos rapports avec le pouvoir algérien ?
Pour l’Algérie, un Maroc fort et grand est une chose inadmissible. En tout cas, mes relations avec Boumedienne étaient bonnes. Quand j’étais ministre de la Défense, je suis parti en Algérie et j’y suis resté deux semaines. J’ai été accueilli par Boumedienne. Il m’avait chargé de dire au roi que l’Algérie n’était pas prête à discuter de la question des frontières, mais qu’on pouvait déjà mettre en place des commissions pour s’y préparer. Rien n’a été fait.
Vos démêlés avec le Makhzen ont commencé en 1982 avec l’interdiction de votre revue, Amazigh.
Pour la revue, elle ne dérangeait pas du moment que ses articles étaient écrits en français. Mais, lorsque nous avons commencé à y éditer une nouvelle version en arabe, tout a changé. D’autant plus qu’on a osé mettre une déclaration attribuée à Moulay Driss où il faisait l’éloge des Berbères et critiquait les arabes. Lorsque nous avons publié un article de feu Ali Sidki Azaykou, appelant pour une relecture de notre histoire, cela a été considéré comme inadmissible. L’interdiction a donc frappé la revue, et son directeur, mon fils Ouzzine, a été arrêté et Sidki condamné à une année de prison.
Il y a aussi un entretien en 1984 dans El Païs, où vous avez tenu des propos, sur la place des Berbères au Maroc, qui ont beaucoup déplu au Palais ?
Oui ! Mais, sur cette question, il faut savoir que les arabes n’ont jamais dominé le Maroc. Les Marocains ont épousé l’Islam. C’est différent.
Au milieu des années 80, vos problèmes se sont exacerbés avec l’État, et notamment en vous évinçant de votre parti. Pourtant, vous avez été un fidèle serviteur et soutien de la monarchie ?
Je posais problème, car je disais «non». Il y avait un hold-up sur le Mouvement populaire qui a abouti à l’apparition d’une nouvelle organisation qui n’avait ni les mêmes principes, ni les mêmes valeurs que le mouvement que j’avais créé dans les années 50. Il y a des gens qui sont venus me voir pour m’avertir de leur intention d’aller voir Hassan II pour qu’il m’accorde son pardon. J’ai refusé, car j’estimais n’avoir commis aucune faute.
Pourquoi ce revirement de l’État à votre égard ?
On m’a pris pour cible à cause de la question amazighe. Sur cette question, Hassan II n’a jamais encouragé l’essor de la culture amazighe, encore moins l’empêcher. Mais, il y avait un jeu dont je ne connais ni les tenants, ni l’instigateur. En 1986, on a voulu organiser le congrès du Mouvement populaire à Khénifra. Plus de six mille participants ont pris part à ce congrès qui a été interdit à la dernière minute. J’ai accepté cette interdiction pour éviter les débordements et les problèmes. Mais quelques jours après, un congrès extraordinaire du Mouvement a été organisé à Rabat, au Théâtre Mohammed V. C’était un congrès bidon qui avait pour objectif de m’écarter.
Combien cette traversée du désert a-t-elle duré ?
Jusqu’aux derniers jours de Hassan II. Lors de ma nomination au Conseil consultatif des droits de l’homme et pendant la cérémonie d’installation, Moulay Ahmed Alaoui a dit au roi : «Aherdan est content». Ce à quoi Hassan II avait répondu : «Aherdan est le mousquetaire du roi». C’était la dernière phrase que j’ai entendue de la bouche de Hassan II.
Quel jugement portez-vous sur le règne de Hassan II ?
Il aurait pu donner davantage au pays, car il en était capable. Mais, malheureusement, il y avait des interférences qui limitaient sa marge de manœuvre.
Propos recueillis par A. Tourabi, M. Monjib et H. Aourid