Les historiens ont coutume de dire que l’histoire du royaume s’est d’abord construite par les terres intérieures, voire par le désert. Le consensus qui s’est établi autour de cette question a tendance à exclure la mer. Ou plutôt les mers. Parce qu’il y en a deux, évidemment, la Méditerranée et l’Océan Atlantique, ce qui est un privilège extraordinaire. Géographiquement parlant.
L’histoire de la Méditerranée n’est évidemment pas celle de l’Atlantique. La première, qui est très ancienne, ouvre sur un pourtour qui a été l’un des épicentres de l’histoire mondiale, tant sur le pan militaire et politique que commercial, culturel et humain. Alors que la deuxième est plus récente parce l’Atlantique a longtemps été fermé, ou presque, à la navigation, et qu’elle ouvre sur le Nouveau monde, celui de l’Amérique.
Les deux mers ne racontent pas la même histoire. Et la balance a longtemps penché pour la Méditerranée. Regardez Tanger : elle a beau être à l’intersection des deux mers, sa vocation méditerranéenne a toujours primé sur l’atlantique, comme si cette dernière n’était qu’un accident de la nature.
En intégrant l’antiquité dans la «construction» du Maroc, l’histoire change du tout au tout. C’est ce que les explorateurs européens ont cherché à établir à l’aube du XXème siècle, pour des raisons autant idéologiques que scientifiques. Avec le recul, on peut se débarrasser de cet écueil.
Sans voile idéologique, on peut examiner plus clairement l’histoire contrariée du Maroc avec la mer. Parce qu’elle est contrariée. Avec des coupures, des séquences tronquées au cours desquelles le royaume a fait comme s’il n’était bordé par aucun océan.
Il y a eu aussi de nombreuses séquences où les cités de la mer étaient isolées, fermées et pratiquement coupées du reste du pays. Cela a facilité leur occupation par les Européens. Et cela a renforcé, au passage, l’idée que la mer, toutes les mers sont sources de danger. D’où ce postulat discutable, mais qui ne tombe pas du ciel non plus, des «Marocains tournant le dos à la mer».
Bien sûr, le Maroc a une longue tradition de la mer. Avec ses hommes et ses codes. Mais cette tradition est restée périphérique, marginale et n’a pas toujours directement contribué à la construction de l’Etat national tel qu’on le connait aujourd’hui.
Si le Maroc antique s’est frotté à des civilisations venues des mers (Phéniciens, Carthaginois ou Romains), et que la capitale officieuse de l’ancienne Maurétanie Tingitane, était bien un port (Tingis), avec un chapelet de petites cités portuaires implantées sur les rives de la Méditerranée et de l’Atlantique (Lixus, Zilis, Chellah, etc.), l’arrivée des Idrissides, qui marque aussi l’installation d’un premier état islamique sur les terres marocaines, marque un changement de paradigme.
Les nouveaux arrivants/afférents arrivent désormais, et essentiellement, par la terre. Ils n’apportent pas seulement une nouvelle religion dans leurs bagages, mais aussi leur culture et leur mode de vie, ceux de la péninsule arabique, dominés par le désert.
Aucune des dynasties qui ont vu le jour au Maroc, depuis, n’a choisi d’établir sa capitale sur la mer. À la fin du Moyen Âge, et avec la perte définitive de Sebta, les états marocains vont se recentrer, et plus que jamais, sur les terres intérieures. Ce n’est qu’avec le sultan alaouite Mohammed III qu’un relatif intérêt pour l’Océan Atlantique verra le jour. Il est le premier à réactiver les anciennes cités et mouillages portugais comme Essaouira, Safi ou El Jadida. En plus de Rabat, la grande «dormeuse», qui s’était fait oublier ou presque depuis le passage des Almohades.
Mais l’ouverture du sultan fut minime et cantonnée à quelques ports. Surtout, elle n’a guère été perpétuée par ses successeurs, si l’on excepte quelques timides velléités «maritimes» à mettre sur le compte du sultan Moulay Slimane.
Avaient-ils d’ailleurs le choix ? En d’autres termes : de quoi l’oubli de la mer est-il le nom et que signifie-t-il ?
Si les Amazighs ont traversé l’Atlantique pour aller peupler les îles Canaries, bien avant l’arrivée des Espagnols, cet épisode et bien d’autres ont été, pour reprendre Abdelkader Timoule, excellent spécialiste de l’histoire du Maroc maritime, dissipés sous le poids de siècles d’oubli.
À l’heure où le Maroc se donne (enfin) pleinement à sa vocation atlantique, il est important de mesurer l’immensité du chemin parcouru. En mer comme en terre !
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction