Mohamed Berrada, ancien ambassadeur à Paris et ministre des Finances sous Hassan II, nous explique (lire la rubrique « Grande interview », p. 24) : « J’étais dans une école marocaine mixte, arabe et français, qui s’appelait Moulay El Hassan et qui se trouvait à Derb Sultan (à Casablanca). J’ai été ému et déçu de constater, il n’y a pas si longtemps, que cet établissement a été rasé alors qu’il a formé tellement de cadres marocains ».
Imaginez la détresse de plusieurs générations de Marocains qui voient leurs souvenirs et leur vie passée partir en fumée. Que vont-ils donc transmettre à leurs descendants ? Que fait-on de leur mémoire, qui est un bien national, un vrai capital et patrimoine humain ?
Pour ne parler que de Casablanca, on ne compte pas les établissements scolaires, les bureaux, les immeubles, les lieux de rencontre, et même les arrondissements urbains, les jardins, et tous les lieux de vie qui ont vu naitre, grandir, se rencontrer, de grands personnages qui ont fait l’histoire de ce pays, et qui ont été rasés. Ou plutôt « qui continuent d’être rasés ».
Parce que l’effacement de la mémoire continue. Comme si de rien n’était.
Casablanca continue de raser son histoire. C’est une ville qui ne sait pas restaurer ou réhabiliter. Elle casse l’ancien et multiplie les chantiers qui paralysent toute la ville. Pour faire place au « neuf ». J’ai personnellement la chance, ou plutôt la malchance, de vivre dans ce vieux Casablanca en voie de destruction. En face de moi, un vieil immeuble, vestige des premières années, triomphantes, de la postindépendance. Abandonné, le bâtiment à l’architecture magnifiquement « kitsch », se dressait là, tous les jours, comme témoignage d’une époque où la ville blanche et le Maroc entier respiraient à pleins poumons et rêvaient d’un futur radieux, affranchi de la tutelle européenne.
Ce vieil immeuble ne demandait qu’à être « relifté » pour entamer une deuxième vie. Au lieu de cela, il sera détruit. Une grande entreprise nationale se charge de la besogne. Elle a laissé un écriteau pour les riverains, où il est dit : « Pour établir une annexe au sein de ce quartier, nous procéderons via une équipe d’experts à la démolition de cet ancien bâtiment pour construire un immeuble neuf qui mettra en valeur le quartier et embellira l’espace urbain ».
La destruction de l’ancien est annoncée avec joie. Et la mise en valeur de l’espace urbain est directement indexée au neuf. On est tenté de dire : depuis quand ? Qui a décrété cela ? Qui a dit que l’espace urbain avait besoin du neuf à la place de l’ancien ?
C’est terrible parce que cette opération de défiguration que connait la première ville du Maroc (qui est aussi le principal témoin de son passé colonial) est en train de prendre des proportions phénoménales. Même le plus ancien commissariat de la ville a été effacé, le plus ancien collège, la première compagnie routière, etc.
Pourquoi ce massacre ? Comprend-t-on, au moins, qu’il s’agit d’un massacre ? Sommes-nous donc si fâchés avec notre passé, notre mémoire ? Y a-t-il quelqu’un pour expliquer aux responsables de la ville, à ses entrepreneurs, à ses architectes, à ses ingénieurs, que Casablanca et les autres centres urbains du Maroc gagneraient beaucoup à restaurer, réhabiliter, « retaper » sans rien détruire ni défigurer ? Est-ce criminel de mettre des inscriptions, des plaques, des phrases, des mots, pour expliquer : « Ici vivait tel écrivain (…) De là est partie telle manifestation (…) Ce bâtiment existe depuis (…) » ?
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction