Ahmed Bendjelloun, alias Abdelmoumen et frère de Omar Bendjelloun, sort de ses gonds. Dans cette tribune, il apporte des révélations sur des faits liés aux procès des «années de plomb» et replace les principaux acteurs de cette époque dans leurs cases.
Décidément, il y a des mythes qui ont la peau dure. Et à force d’être véhiculés par la presse, ils prennent l’allure d’une vérité historique. Le mythe de la ou des condamnations à mort de Abderrahmane Youssoufi est de ceux-là. Un hebdomadaire marocain vient de nous en donner l’illustration en juin dernier, dans un dossier de la rédaction coordonné par le directeur de celle-ci sur la justice et quelques procès politiques sous le règne de Hassan II.
Non seulement féru d’histoire, mais aussi témoin et/ou acteur de certains procès durant « les années de plomb », j’ai lu de bout en bout ce dossier classé dans la rubrique « histoire », espérant y découvrir quelques faits historiques nouveaux qui m’ont échappé auparavant. Mais, j’ai prêté une attention toute particulière à l’article sur le procès du « complot de juillet 1963 », car je suis personnellement concerné par ledit procès-fleuve dont les audiences se sont poursuivies du 25 novembre 1963 au 13 mars 1964, audiences auxquelles j’assistais de temps à autre quand la police me le permettait, pour voir mon frère du nom de Omar Bendjelloun qui était parmi les principaux accusés.
Celui-ci a été condamné à la peine capitale avec deux autres détenus : feus Fqih Mohammed Basri et Moumen Diouri, en plus de huit autres condamnés par contumace dont Mehdi Ben Barka, enlevé à Paris le vendredi 29 octobre 1965, le résistant et militant despérado Ahmed Agouliz, alias Cheikh Al-Arab, tué le 7 août 1964 dans un affrontement armé avec les forces de sécurité au quartier Sidi Othmane à Casablanca, et le grand résistant Mohammed Ajar, alias Saïd Bounaïlat qui sera arrêté le 29 janvier 1970 à Madrid en compagnie de l’auteur de ces lignes. Ils seront tous les deux livrés pieds et poings liés par le régime franquiste aux services d’Oufkir le 15 février de la même année. Ils seront jugés tous les deux au grand procès de Marrakech de 1971. Saïd Bounaïlat fut condamné à mort puis gracié et remis en liberté une année plus tard, et Ahmed Bendjelloun, alias Abdelmoumen, à dix années de réclusion.
« La pression internationale… »
Concernant le procès du « complot de juillet 1963 », force est de constater que l’auteur de l’article sur ce procès, soi-disant à vocation historique, a fait du mythe une réalité en tordant le cou à l’histoire, en écrivant notamment ceci : «Sous la pression internationale, les militants de l’UNFP sont libérés, à l’exception d’une trentaine et surtout de onze dirigeants (Youssoufi, Diouri et Fqih Basri, entre autres), condamnés à la peine capitale en mars 1964».
Ainsi, l’auteur de l’article a glissé subrepticement entre deux parenthèses le nom de Abderrahmane Youssoufi en tête des trois détenus condamnés à mort en érigeant par la même occasion le jeune militant Moumen Diouri en dirigeant de l’UNFP, au même titre que Fqih Basri et Youssoufi. Par ailleurs, il n’y a pas eu «de militants de l’UNFP libérés sous la pression internationale à l’exception de onze dirigeants…». C’est une pure et simple affabulation, car la réalité est que l’ensemble des condamnés du procès du «complot de juillet 1963» qui, soit dit en passant étaient tous membres de l’UNFP, furent remis en liberté le 14 avril 1965, suite à l’insurrection du 23 mars à Casablanca, en vertu d’une grâce royale à l’occasion de Aïd Al Adha. Une grâce fut toutefois précédée par l’exécution de 14 condamnés à mort d’un autre procès, le 28 mars 1965, soit 5 jours après les émeutes. Ce qui fit écrire au quotidien Le Monde un éditorial intitulé « Désarroi ou perte de sang-froid ». Cette exécution s’inscrivait tout droit dans la politique de la carotte et du bâton, menée par le régime de Hassan II.
Une mémoire bafouée
Mais, la pire des falsifications de cette histoire fut lorsque l’auteur de l’article plaça Abderrahmane Youssoufi en tête des trois détenus condamnés à mort, en lieu et place de Omar Bendjelloun, faisant fi des sentiments de la famille de celui-ci qui a vécu l’angoisse du couloir de la mort, depuis la prononciation du verdict dans la nuit du 13 mars 1964, jusqu’au 20 août 1964, date célébrant l’anniversaire «de la révolution du Roi et du peuple», où Hassan II a accordé la grâce aux trois condamnés à la peine capitale, commuée en prison à perpétuité. Quant à moi, en tant que militant et jeune frère de Omar Bendjelloun (à qui, chaque vendredi du mois d’août 1964, je rendais visite à la prison centrale de Kénitra avec feu mon frère aîné, le militant Abbès Bendjelloun, avec à chaque fois la peur au ventre de nous voir annoncer l’exécution de la peine), j’ai senti ma mémoire violentée et bafouée, comme j’ai ressenti en tant que simple lecteur de cet hebdomadaire, comme une insulte à mon intelligence, fût-elle moyenne, de voir dans cet article prétendument historique le nom du leader sans conteste de l’USFP escamoté avec un petit tour de passe-passe lamentable dans le procès du « complot de juillet 1963 », où Abderrahmane Youssoufi a été condamné à deux années d’emprisonnement avec sursis, ni plus ni moins, et fut libéré le jour même du jugement, soit après huit mois moins trois jours de détention. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter le jugement publié dans un vieux numéro de la revue de la ligue des magistrats que je garde précieusement dans mon cabinet et que j’ai dû montrer à la journaliste et essayiste spécialiste du Maghreb, Mireille Duteil, venue au Maroc officiellement pour le compte de l’hebdomadaire Le point, juste après la nomination de Abderrahmane Youssoufi premier ministre en 1998, afin de se faire briefer pour écrire un portrait sur ce dernier. Elle croyait fermement ou feignait de croire que le chef du futur Gouvernement d’alternance était condamné à mort au procès du «complot de juillet 1963» pour donner plus de valeur au personnage et de crédit à l’initiative du roi Hassan II.
Un mythe «créé de toutes pièces»
En fait, le mythe de la condamnation à mort de Abderrahmane Youssoufi fut créé à cette époque, précisément pour son instrumentalisation à des fins politiques et depuis, il n’eut de cesse d’être propagé et amplifié, il fut même utilisé par la députée du PAM, Khadija Rouissi, pour plaider la cause de l’abolition de la peine de mort, en posant la question pathétique et dramatique : «Que serait-il advenu si la peine de mort à l’encontre de Abderrahmane Youssouffi avait été exécutée ?», question mise en exergue en gros caractères en Une du quotidien Al Ittihad Al Ichtiraki, dans sa livraison hebdomadaire du 4 janvier 2014. De son côté et célébrant le 25e anniversaire de sa création, la chaîne nationale 2M a rediffusé le 2 mars 2014 à 22h une émission sur l’ouverture et les réformes du règne de Mohammed VI et sur l’Instance équité et réconciliation (IER), où l’on voit son réalisateur affirmer de vive voix que Abderrahmane Youssouffi a été condamné à mort par contumace, sans préciser au cours de quel procès. Ainsi, les médias, tant au Maroc qu’à l’étranger, ont contribué à nourrir et entretenir le mythe de la peine de mort à l’encontre de Abderrahmane Youssoufi durant des décennies, soit pour l’instrumentaliser à des fins politiques et partisanes, soit par simple ignorance des faits historiques.
Faits et dates
D’ailleurs, sans pour autant être historien et sur la base d’une multitude de sources et de témoignages fiables qui s’entrecoupent, on peut affirmer les faits suivants : fin 1959, Youssoufi fut arrêté en compagnie du Fqih Basri, avec d’autres résistants, tous accusés de complot attentatoire à la vie du prince héritier Moulay Hassan. Les deux hommes étaient respectivement rédacteur en chef et directeur du quotidien de l’UNFP «Attahrir». Ils furent libérés après deux mois de détention, après que le grand alem Cheikh Al Islam Mohammed Belarbi Alaoui fut intervenu auprès du regretté roi Mohammed V et présenté sa démission du poste de ministre de la couronne. Donc, il n’y eut, ni procès, ni condamnation à mort en 1960.
La seconde et dernière arrestation de Youssoufi eut lieu au cours de la rafle du 16 juillet 1963 qui se solda – comme nous l’avons vu – par deux années de prison avec sursis. Pour s’en assurer, il suffit de consulter les archives du tribunal régional de Rabat ou l’excellent ouvrage Hassan II, De Gaulle, Ben Barka : ce que je sais d’eux (éditions Karthala), de Me Maurice Buttin, avocat de la famille Ben Barka et membre du Collectif de défense dans le procès du «complot de juillet 1963», où l’on peut lire (pp. 181-187) : «Abderrahmane Youssoufi, contre qui une peine de quatre années de réclusion a été sollicitée par le procureur général, n’est condamné qu’à deux ans de prison avec sursis…». Ce qui fut confirmé dernièrement par le journal Al Ittihad Ichtiraki, dans son édition du 29-30 mars 2014.
Mais, le mythe de la peine de mort à l’encontre de Abderrahmane Youssoufi a refait surface sous la plume d’un autre plumitif et apprenti historien qui s’est fendu d’un long article sur « le procès de Marrakech de 1971 », dans l’édition du 15-16 février 2014 d’un quotidien arabophone, où ce dernier écrit qu’il y a eu 11 condamnations à mort au procès de Marrakech, dont celle de Abderrahmane Youssoufi, alors que d’après le prononcé du jugement, les condamnés à la peine capitale sont Saïd Bounaïlat, déjà détenu, et par contumace Fqih Basri, Abdelfattah Sebata, Bouras Elfiguigui et Houcine El Manouzi, soit cinq au total -c’est au procès du «complot de juillet 1963» qu’il y a eu onze condamnations à mort). Quant à Abdarrahmane Youssoufi, non seulement il n’a pas été condamné à la peine capitale, mais le tribunal décida de disjoindre son cas et celui de six autres accusés par contumace du «procès de Marrakech» et ordonna un complément d’enquête avant leur comparution dans une future session criminelle qui ne s’est d’ailleurs jamais tenue.
Une amnésie «fonctionnalisée»
Ainsi, Abderrahmane Youssoufi n’a pas été jugé ou condamné à quelque peine que ce fut au procès de Marrakech, bien que le procureur général eût requis la peine capitale à son encontre, avec 47 autres accusés dont l’auteur de ces lignes (lire l’étude politico-juridique exhaustive de ce dernier dans le livre de Mohammed Louma, «Révolution populaire ou manœuvre d’agitation» (en arabe), particulièrement les pages 258 à 262 qui contiennent le prononcé du jugement). Il ne serait pas superflu à ce propos de souligner, pour l’histoire et plus de quarante ans après les faits, que malgré la torture sauvage que j’avais subie à Dar Elmokri , j’avais réussi à «fonctionnaliser» l’amnésie par rapport à Abderrahmane Youssoufi pour ne pas le compromettre et être la cause de sa condamnation, ne serait-ce que pour le délit de « non dénonciation de bande de malfaiteurs » qui n’est pas en tout cas passible de la peine de mort. Me Youssoufi peut en témoigner d’ailleurs.
In fine, si tous ces journalistes avaient pris la peine de jeter un simple coup d’œil sur le CV de Abderrahmane Youssoufi sur Wikipédia – puisque nous sommes dans l’ère d’Internet- ils auraient aisément constaté que le problème se limite au réquisitoire du procureur général du tribunal de Marrakech qui a sollicité la peine capitale contre Abderrahmane Youssoufi, sans qu’il ne fût jamais condamné à mort.
Quant à Omar Bendjelloun, militant et dirigeant de gauche authentique irréductible et incorruptible, refusant toute sorte de compromission avec le pouvoir de Hassan II, il se savait condamné à mort en permanence, surtout depuis l’attentat au colis piégé dont il échappa le 13 janvier 1973, grâce à sa vigilance de militant traqué et toujours aux aguets. Mais de petits nervis de la «Chabiba islamia» réussirent à exécuter la sentence le 18 décembre 1975, en application de la maxime de Nicolas Machiavel : «Prince ne tue jamais, si une autre main peut frapper à ta place !». Omar Bendjelloun, leader incontesté de l’USFP à l’apogée de sa force, fut assassiné alors qu’il était à peine âgé de 39 ans. Et Mehdi Ben Barka, leader non seulement de l’UNFP, mais aussi de la Conférence tricontinentale qu’il devait présider à La Havane deux mois après son enlèvement et son assassinat, avait à peine 45 ans.
Quant au chef de cette grande supercherie du régime, appelée «Gouvernement d’alternance», il a fêté le 8 mars dernier, non seulement la Journée internationale de la femme, mais aussi son quatre-vingt-dixième anniversaire en présence d’amis et de militants comme nous l’a appris le journal Al Ittihad Al Ichtiraki du 8 mars 2014. Car, que Dieu lui prête longue vie, la peine capitale à son encontre n’a pas été exécutée et ne pouvait l’être puisqu’elle n’a jamais existé.
Mais, comme dirait le poète cosmopolite Rainer Maria Rilke, «la gloire est une somme de mythes».
Par Ahmed Bendjelloun
ex-Secrétaire général du PADS (Parti de l’Avant-garde Démocratique et Socialiste.)