Le cas de Sebta et Melilla est un casse-tête. Historique, bien sûr, parce que cela fait près de six siècles que cela dure. Cela fait beaucoup et, déjà, la situation de départ était bien lourde.
Nous sommes devant une question qui met tout le monde mal à l’aise, d’un côté de la Méditerranée comme de l’autre. Marocains et Espagnols se crispent et crient au scandale : comment osez-vous toucher à notre histoire, notre patrimoine ?
Cette question, dirions-nous, marque un vrai tournant dans la longue histoire entre le Nord et le Sud, l’Occident et l’Orient, l’Europe et l’Afrique, l’islam et le christianisme. Et pas seulement entre l’Espagne et le Maroc.
Il y a six siècles, donc, quelque chose a changé dans le monde. Pendant que l’Europe se préparait à la Renaissance, prélude à une longue ère de progrès en tous genres, la rive sud de la Méditerranée allait se replier sur ses terres, abandonnant ses façades maritimes et sa grandeur passée.
Un monde s’éveille pendant que l’autre s’endort. Etant donné sa position géographique exceptionnelle, Sebta a toujours été une « clé ». Mais une clé, ça peut tourner dans les deux sens. Avant, elle ouvrait le passage à l’Europe. Après, elle a tourné dans le sens inverse, ouvrant l’accès au Maroc. La porte du nord est devenue celle du sud.
C’est que le rapport de forces avait déjà changé il y a six siècles et des poussières. Et le temps a fait ce qu’il avait à faire : il a creusé les écarts et créé une série d’accumulations qui rendent la situation, aujourd’hui, quasi-inextricable.
Il se dit, depuis bien longtemps, que Sebta et Melilla redeviendraient marocaines le jour où le rocher de Gibraltar serait Espagnol. Même Hassan II l’avait prédit en son temps. Mais rien n’est moins sûr.
Beaucoup pensent aussi que le problème pourrait être réglé à l’aide d’un référendum où Sebtaouis et Melilliens seraient appelés à choisir définitivement leur camp. Mais les choses ne sont pas si simples. Parce que nul ne peut effacer, en un claquement de doigts, six siècles d’histoire, de différences, d’accumulations.
Paradoxalement, les deux présides n’ont peut-être jamais été autant marocains qu’aujourd’hui. Mais une marocanité contrariée. Avec, en face et comme contrepartie, une hispanité mise à mal ou poussée à l’extrême. C’est ce qui explique, peut-être, la poussée, à la fois du radicalisme islamiste et de la droite espagnole, dans ces terres pas comme les autres.
C’est à Sebta et Melillia que l’on trouve un grand nombre (en tout cas certainement supérieur à la moyenne nationale au Maroc) de recrues en partance pour Daesh. C’est aussi à Sebta et Melillia que l’on trouve les traces les plus visibles du « franquisme », que l’Espagne cherche pourtant à effacer.
Et c’est tout sauf un hasard.
Côté espagnol, l’intérêt de ces présides est d’abord stratégique. L’Espagne garde un pied en Afrique et contrôle une partie, petite mais vitale, du littoral marocain. Ce n’est pas négligeable. Côté marocain, ces présides restent une blessure. Elles posent un problème moral, qui malmène constamment la fierté nationale.
Mais le problème aujourd’hui ne se limite plus aux deux pays. Il consacre l’Europe, voire le reste du monde. Parce qu’il fait désordre. Nous parlons de deux villes espagnoles situés au Maroc, ou de deux villes marocaines colonisées par l’Espagne (cela dépend de l’angle sous lequel on se place). Objectivement, cela déplace les frontières de l’Espagne et de l’Europe entière plus au sud, en plein territoire marocain. Ce n’est pas l’idéal pour réguler les flux migratoires vers le nord. Ce chevauchement territorial, et culturel aussi, agit pour le moment comme un facteur de fragilité et d’instabilité chronique. Un jour, peut-être, il faut l’espérer, il pourrait servir comme richesse et force extraordinaire pour ces terres si loin et si proches…du Maroc et de l’Espagne à la fois.