Le nationalisme est une idéologie. Il peut donc s’emparer d’une réalité ou d’une histoire et les détourner, les manipuler, les réinterpréter. Comment ? En idéalisant des faits, des personnages, des événements. Et en gommant d’autres, voire en les diabolisant.
C’est pour cela que, dans le monde d’aujourd’hui, les nationalismes sont partout pointés du doigt. Même dans les sociétés avancées, en paix avec leur histoire.
Dans le XXIème siècle, nationalisme rime avec chauvinisme, identitarisme, exclusivisme. Parce qu’il monte une communauté contre les autres. C’est son essence même. Il antagonise, crée des barrières, ferme des portes. Mais, il y a un siècle, voire deux, trois, et même quatre, il en allait autrement !
Le nationalisme a fait naitre, dès le Haut Moyen Âge, les grandes nations et les grands Etats, qui gouvernent aujourd’hui encore le monde. Les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la France, l’Allemagne, plus tard le Japon ou la Chine, sont nés de ce nationalisme arbitraire, quelque part aveugle. Il a bien fallu en passer par ce prisme déformant avant de donner naissance à de grandes nations, de grands états.
Le nationalisme marocain a été beaucoup plus récent. Quand la France et l’Espagne ont posé leurs pieds au Maroc, le nationalisme «chérifien» n’existait pas encore. Il a fallu l’inventer. Les tribus qui ont résisté, notamment dans les montagnes, mais aussi dans le sud profond, ne l’ont pas fait au nom du nationalisme mais d’autre chose. Elles étaient en sédition permanente, contre le Makhzen, ensuite et à plus forte raison, contre l’occupant «chrétien», nasrani, impie.
Même le valeureux Khattabi, quand il a fait lever tout le Rif comme un seul homme, n’a pas forcément agi, malgré les apparences, au nom d’un quelconque Etat, ou nation marocaine. Il l’a fait d’abord en tant que chef de tribu, de clan, de fief, de communauté.
Tout cela pour dire que lorsque le nationalisme marocain a réellement vu le jour, dans les années 1930 et plus encore après la Deuxième guerre mondiale, il a fallu qu’il affronte deux obstacles extraordinaires. D’abord, il devait transcender la tribalité et le communautarisme propres à la société marocaine. Le Maroc qui existait alors était celui des tribus, des fiefs, souvent reclus, coupés les uns des autres, voire en guerre les uns contre les autres. Quand ils n’étaient pas en conflit ouvert et quasi permanent contre l’administration centrale.
Réparer tout cela et l’aplanir, relier tous ces ilots à une seule entité / Nation n’était pas simple.
Ensuite, les nationalistes devaient répondre du tac au tac à la propagande coloniale. Là aussi, le chantier était vaste et ouvert à tous les vents…
Que disait, justement, la propagande coloniale, au Maroc comme ailleurs ? Que les terres marocaines et maghrébines étaient des sortes de terra incognita, vierges et sauvages, durablement envahies, jamais civilisées, habitées par hasard, ou presque, par des nomades, des tribus indisciplinées, fanatisées, incapables de se prendre en charge, rétives au progrès et à la modernité.
Du fait de leur avance scientifique et technologique, les Européens avaient le savoir et le savoir faire. Ils monopolisaient l’image, qu’ils manipulaient à leur guise.
Les nationalistes, en face, n’avaient que le verbe. Alors ils ont brodé, brodé… Et ils ont fini par construire une histoire, une «fiction», même si le terme est quelque peu exagéré.
Cette fiction a reposé sur une idéologie avec, au bout, un objectif : construire un récit national, quelque chose qui montre que le Maroc n’est pas seulement une terre, mais une nation, une communauté qui mérite de s’affranchir de la tutelle étrangère pour se prendre en charge. Un Etat aussi, uni, autonome, indépendant, souverain.
Pour y arriver, les nationalistes ont fait bien des efforts. Ils ont travesti des réalités. Ils ont même créé des épouvantails et des monstres imaginaires, comme ceux du Loch Ness. Ils ont aussi gonflé des personnages, maquillé des histoires, et multiplié les entorses à l’Histoire, la grande et la petite.
Pour la bonne cause !
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction