Voilà une question qui taraude les esprits et qui revient sur toutes les lèvres : l’Islam politique, cette «grande idée» qui a imprégné le monde arabo-musulman depuis 1967, est-elle derrière nous ?
Il est fondamental, au passage, de faire le distinguo entre islam et islam politique. L’islam politique, notion forgée par des experts occidentaux, a à peine un demi-siècle ; l’islam (avec un «i» minuscule qui renvoie à religion) a 14 siècles ; et l’Islam (avec un «I» majuscule, c’est-à-dire civilisation) est pluriel). Les notions islam et islam politique sont distinctes. Il est bon de le rappeler.
L’islam politique fait de la religion un vecteur pour un but politique, comme son nom l’indique. Soit par le haut, en mettant la main sur l’appareil de l’Etat, par un processus révolutionnaire (Iran), ou un coup d’Etat (Soudan) ; ou par le bas. Ce fut l’approche privilégiée par les Frères musulmans en Egypte, c’est-à-dire par un travail caritatif, sociétal et de proximité.
Les deux grandes séquences qui ont donné une impulsion à l’islam politique, dans son approche sociétale, furent l’après guerre du Golfe (1991) et le «Printemps arabe». Ce qui nous intéresse est plutôt la dernière séquence, qui a permis à des partis d’obédience islamiste d’arriver au pouvoir par un processus électoral (Parti justice et liberté en Egypte, Ennahda en Tunisie, PJD au Maroc).
Ce fut une séquence importante dans l’évolution de l’islam politique, car il devient plus comptable de son bilan ou de ses prestations que de son discours, souvent moralisateur. Et souvent ces partis n’ont pas délivré, comme on dit par cet anglicisme, en honneur.
Mais, plus important, la force motrice de l’islam politique, nourrie d’un référentiel de clash des civilisations, de blessure ontologique, de spoliation, d’aliénation culturelle, voire de «croisade», est en crise. Il était la réaction à un Occident, fort prégnant et pesant, comme cela fut le cas lors de la guerre du Golfe. Nous n’y sommes plus. L’Occident a d’autres à fouetter.
Cet «ennemi intime», pour reprendre l’expression de Jean Daniel, ne fait pas le poids et il n’est plus indispensable. Il avait intéressé l’Occident, pour la séquence post- deuxième guerre mondiale, pour son pétrole et ses voies de passage maritimes, quand le gros du commerce se faisait en Méditerranée, et après le 11 septembre, à cause de l’islamisme radical.
Valeur d’aujourd’hui, le pétrole n’est plus aussi stratégique qu’il l’était, le gros du commerce se fait dans Pacifique, et l’islamisme radical est une baudruche. Qu’ils s’encanaillent alors, comme dirait De Gaulle !
Le monde arabo-islamique, privé de son ennemi existentiel, va se trouver face à lui-même, et va devoir faire l’apprentissage de la modernité. Cela ne se fera pas de manière «smooth», mais par un long processus ponctué d’à coups. On ne change pas de paradigme aisément.
L’Histoire évolue par le mauvais côté, dit un mage des temps modernes. Livré à lui-même, le monde arabo-islamique n’a plus à faire de sa colère un viatique. Il doit apprendre à penser. Et toute pensée est une remise en cause. Elles se font, les remises en cause, mais de manière brutale. Elles cesseront de l’être, quand la pensée sera à l’honneur.
Après le panarabisme, la grande idée d’une génération, l’islam politique est certainement la grande idée qui a vécu ce que vivent les grandes idées, l’espace d’une génération. Un grand littérateur égyptien avait prédit sa fin, avant qu’elle ne commence, un certain Abbas al-Aqqad. Il avait le tort d’avoir raison trop tôt.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane