En quittant le gouvernail du gouvernement et en le passant à un technocrate, feu Abderrahmane Youssoufi avait évoqué ce qu’il n’avait jamais cessé de répéter : «les foyers de résistance». Il indiquait, je crois, des forces occultes qui avaient prise sur les mécanismes de l’état et qui l’empêchaient de travailler comme il l’avait projeté. C’est ce que l’islamiste Benkirane a repris, longtemps après, en usant d’un registre zoologique qui lui était cher, et qui lui est apparemment resté de la seule culture littéraire qu’il maitrisait : celle de Lafontaine arabisé par le poète égyptien Ahmed Chawki. Benkirane avait parlé de crocodiles, et de jnoun (djin). Aucun des deux responsables ne pouvait indiquer nommément ces forces.
Résister, c’est l’équivalent en arabe de Muqawama ; de qama (se lever, se dresser, rester debout, faire face).
Les Marocains se sont soulevé contre l’occupation espagnole au nord du Maroc et celle des français dans le reste du pays. Ils ont appelé leur action muqawama (résistance). Youssoufi lui-même était résistant. Ce qualificatif revêt une certaine noblesse. Et voilà celui qui a résisté pour sauver le pays s’est trouvé confronté lui-même à une résistance.
Mais si Benkirane était arrivé à la présidence du gouvernement via des élections particulières, dans des conditions encore plus particulières, il était presque logique que ceux qui avaient perdu dans la course lui opposent farouchement leur résistance. On sentait qu’il avait presque usurpé ce poste car il avait plutôt, pour rester dans sa logique zoologique, joué le chacal contre les deux loups.
On raconte que dans les pays où les animaux vivaient encore en société, tout comme les humains, avaient des rois et voyaient se déployer parmi eux des opportunistes et des voleurs, deux loups se sont trouvés acculés à lutter et à se livrer bataille pour déterminer qui des deux allait mériter un poulet. Mais pendant que les deux carnassiers échangeaient crocs et griffes un chacal passait par là, s’approcha sans le moindre bruit, subtilisa le volatile et s’en alla le déguster loin dans la forêt. Épuisés sans pouvoir se départager les deux loups se rendirent compte que le coyote les avaient trompés. Ils s’élancèrent à sa recherche, passèrent une bonne partie de leur vie à l’assiéger…mais le récit ne dit pas si le chacal s’était rendu. Notre histoire dit, par contre, que nos loups avaient fini par avoir raison du chacal, qui se retira et alla passer le restant de sa vie à proférer les menaces et affirmer qu’il leur referait le coup.
Si cela était l’histoire de Benkirane, celle de Youssoufi restera inexpliquée. Ce fut le défunt roi Hassan II lui-même qui lui remit les clefs du pouvoir. Il est allé même jusqu’à l’assister et l’entourer d’une attention particulière. Qui pouvait dire non au monarque ? Quel corps social, économique, militaire ou politique pouvait dire non à l’homme que le roi avait choisi lui-même pour assurer une transition que tout le monde savait combien elle était délicate ? D’où venait la résistance dont parlait Youssoufi et que Benkirane avait malicieusement utilisée ?
Il me semble que la résistance se trouve ailleurs. J’aime bien utiliser une expression qui a fini par avoir la force de concept. Quand certains militants de gauche parlent du changement et de la transformation politique, ils évoquent les conditions qui ne sont pas encore mûres. Il s’agit de la traduction en arabe de : «les conditions ne sont pas encore réunies pour que le changement s’opère». Même si cette idée tire sa force du concept, très incertain, du déterminisme historique, elle explique à mon sens une partie de la résistance dont il est question ici.
C’est la société marocaine elle-même qui n’est peut-être pas encore prête à s’engager dans l’aventure du changement ; de là cette hésitation pathologique entre le passé et le présent ainsi que la peur de l’avenir.
Le comportement des Marocains, l’élite comprise, pendant ces moments difficiles de la pandémie, sont éloquents à plus d’un titre.
Par Moulim El Aroussi
Conseiller scientifique de Zamane