Les soubresauts qui agitent le monde arabe depuis 2011 mettent à jour des aspirations à fonder des sociétés démocratiques et modernistes. Les mouvements de masse qui ont ébranlé, pour un moment, les régimes despotiques, et qui ont fait tomber quatre chefs d’État, n’étaient ni homogènes socialement, ni unis politiquement. L’après-despotisme n’était évoqué qu’en termes généraux et ambigus. Aussi, quand les développements politiques amenèrent à l’ordre du jour des questions comme celle des élections d’un parlement ou d’un président, ou encore la rédaction et l’adoption d’une nouvelle Constitution, l’unité d’action contre le despote laissait-elle la place à des expressions divergentes, voire antagonistes. Le peuple glorifié, porté au rang de l’acteur historique suprême, se subdivise en autant de petits peuples qu’il y a de formations politiques. Les dynamiques engendrées dans chaque pays, par la contestation de masse, sont déviées pour servir les intérêts des forces les plus organisées. On parlait alors de confiscation. Les imitateurs des mouvements de masses contestataires se trouvèrent piégés et otages d’acteurs plus expérimentés, plus politiques qu’ils ne le sont.
Trois ans après ces événements exceptionnels, les espoirs de transition vers un État démocratique et de droit se sont estampés. Seule en Tunisie persiste une petite lueur. En Égypte, l’échec des intelligentsias à produire un compromis positif entre islamistes et formations « civiles » a permis aux généraux de l’armée de récupérer le pouvoir et de légaliser cette récupération. Au-delà de la diabolisation des « frères musulmans » et du dénigrement des généraux accusés d’orchestrer un putsch contre la « légalité populaire », chaque partie exhibe son « peuple », ses urnes, ses scores et sa Constitution. Où est le peuple souverain ? À part les discours qui continuent à le produire, il n’y a que des groupements sociaux qui ont des attentes d’autorité, de sortie de la précarité, et d’un minimum de dignité. Les chaos syrien et libyen inhibent toute tentative de réactivation des mouvements sociaux porteurs de changements modernistes. Mais, l’ancien ordre despotique ne peut se reproduire aussi facilement que par le passé. La lame de fond qui a traversé les sociétés arabes est d’une telle profondeur que ce qu’elle a déconstruit dans l’ancien ordre n’est pas facilement réparable par des réformettes politiques et des campagnes médiatiques. Les différents modèles sociaux, sur la base desquels se sont érigés les systèmes politiques despotiques dans le monde arabe, fonctionnaient tous par réseaux de clientélisme. La longévité de ces modèles était tributaire de la capacité des régimes à entretenir et à intéresser matériellement, politiquement et symboliquement, un maximum de réseaux. Les mécanismes de déclassement/reclassement permettaient, d’un côté d’élargir la sphère des intéressés, de l’autre de donner l’illusion de changement. Ces modes de régularisation, d’ajustement, et de reproduction sont sérieusement mis en difficulté. Cela voudrait-il dire que les années de despotisme arabe sont comptées ? Rien n’est moins sûr. Les alternatives possibles ne laissent pas entrevoir un dépassement effectif des systèmes politiques en place. La mouvance islamiste, toutes tendances confondues, ne conçoit pas de société citoyenne où la diversité et les libertés individuelles et collectives seraient garanties par la loi. Les autres mouvances, en dépit de leur discours «civil», voire laïcisant et moderniste, ne pensent la société que comme une communauté où le « Nous collectif » n’est qu’un « noyau dur » au tour duquel gravitent des groupes satellisés, maintenus en orbite par des liens de clientélisme qui ne différent par beaucoup de ceux de l’ordre qu’ils contestent. Ainsi, la transition démocratique vers une société de citoyens et un État de droit et d’équité apparaît comme une quadrature de cercle. Les attentes exprimées par les mouvements sociaux et les vagues de contestations politiques butent sur l’incapacité des régimes en place à y répondre positivement et durablement. La nature prébendiaire et clientéliste des systèmes politiques favorise la précarité et la marginalisation de larges couches sociales, qui se trouvent ainsi poussées vers la contestation. Mais, quand celle-ci ouvre des brèches dans l’édifice de l’ordre établi, et que des conjonctures locales et internationales imposent l’usage de certains attributs de la démocratie comme le recours aux consultations électorales, alors des urnes ne sortent que des résultats qui n’amènent au pouvoir que les islamistes ou les représentants recyclés de l’ancien ordre. On crie alors à la confiscation, au complot étranger, aux manœuvres des États-Unis et d’Israël…
Le problème du passage à la modernité est d’un ordre culturel. Les sociétés arabes, particulièrement leurs intelligentsias, hésitent à mener les combats culturels qui produiraient, à terme, une modernité endogène. Ces combats ont un prix. Alors, quand des intelligentsias arabes produiraient leur modernité et seraient prêtes à mener les combats culturels, le peuple manifestera la volonté de rompre avec les conservatismes terreaux de tout despotisme.
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