Fondateur de l’UMT en 1955, Taïeb Ben Bouazza se fait rapidement évincer par des nationalistes politisés, déjà avides de pouvoir. A l’âge de 86 ans, Taïeb Ben Bouazza est aujourd’hui un témoin privilégié de notre histoire récente.
Fraîchement rentré au Maroc où il ne vit plus depuis 1959, le personnage clé de la naissance du mouvement syndical marocain a livré un précieux témoignage à Zamane. Affaibli par l’âge, Taïeb Ben Bouazza a néanmoins gardé intacte sa flamme de militant engagé pour la défense des travailleurs. Co-fondateur de l’Union marocaine du travail (UMT), il a contribué à sa façon à redonner de la dignité aux travailleurs et à les pousser ainsi à engager le combat pour leurs droits et, in fine, pour l’indépendance du Maroc. Une forme dérivée du nationalisme, dédiée d’abord à la lutte pour améliorer les conditions des travailleurs exploités. Dès le début des années 1940, le Protectorat fait connaissance avec ce trublion originaire de Jerrada, toujours prêt à entraîner dans sa révolte les travailleurs qu’il côtoie.
Naturellement, il met sa fibre syndicale au service des ouvriers des mines qu’il pousse régulièrement à la mobilisation. Excédées, les autorités locales le font interdire de séjour dans sa région natale dès 1948. Une mesure qui s’étend rapidement à tout l’Oriental. Il en faut évidemment un peu plus pour faire taire Taïeb Ben Bouazza, qui prend dès lors la direction de Casablanca, où il sait que son influence peut s’accroître. Intégré dans les instances syndicales françaises (les seules autorisées jusqu’en 1956), Ben Bouazza devient, aux côtés d’André Leroy, dirigeant de l’Union générale des syndicats confédérés du Maroc (UGSCM). Contrairement à ce qu’a retenu la mémoire collective, le syndicaliste marocain en chef ne se considère pas communiste. Il est certes obligé de travailler avec les communistes français, car ces derniers sont les maîtres de tous les mouvements syndicaux. Il avoue d’ailleurs qu’en infiltrant les centrales syndicales, le but est également d’arracher les travailleurs marocains à une potentielle emprise de l’idéologie communiste. Encore une fois, l’écriture de l’Histoire s’est pliée à la version des vainqueurs, c’est-à-dire les cadres politiques de l’Istiqlal. Car le récit de Taïeb Ben Bouazza est également celui d’un militant engagé dans une lutte intestine contre des nationalistes gourmands, désireux de se ménager une place dorée dans le futur organigramme du Maroc indépendant.
Ce combat est symbolisé par le duel qu’il mène contre l’istiqlalien Mahjoub Ben Seddik. En 1955, après s’être imposé par les urnes, Ben Bouazza finit par céder aux pressions des cadres de l’Istiqlal et laisse le secrétariat général de l’UMT à son éternel rival. Amer, il déchante et renonce à son rêve de fournir aux travailleurs marocains une structure syndicale unie et indépendante. A l’âge de 36 ans, il accepte le poste d’ambassadeur à Belgrade sur proposition de Abdallah Ibrahim, chef du gouvernement. S’ensuit une longue carrière de diplomate qui lui fait porter un regard différent sur le Maroc d’aujourd’hui et d’hier.
Les débuts d’un syndicaliste
« Dès le début, le Protectorat voulait éradiquer tout mouvement syndical au Maroc, et en particulier ceux des mineurs de Jerrada, Khouribga et Louis Gentil (aujourd’hui Youssoufia, ndlr). Presque tous les mineurs adhéraient aux syndicats et l’appui de la CGT française était indispensable. Cette dernière nous a d’ailleurs spontanément apporté son soutien, arguant que le face-à-face qui nous opposait au Protectorat serait perdu d’avance. C’est ainsi que j’ai été libéré de la prison de Jerrada où j’avais été incarcéré lorsque j’étais le leader syndical des mines. Nous avons alors accepté d’adhérer à l’Union générale des syndicats confédérés du Maroc. André Leroy représentait les Français, tandis que j’étais en charge de la partie marocaine. En janvier 1944, j’étais jeune mais c’est justement au moment du Manifeste du 11 janvier que j’ai décidé d’adhérer au Parti de l’Istiqlal. C’était à Oujda et la ferveur nationaliste arrivait à son apogée. Comme des milliers d’autres jeunes, on croyait réellement en cette idéologie. Mais dès cette époque, les premières frictions ont commencé à diviser l’Istiqlal. Nous étions déjà en conflit contre ses principaux dirigeants, dont nous ne partagions pas les mêmes visions du combat nationaliste. Lorsque le Protectorat a réussi à expulser André Leroy le 1er mai 1951, je suis resté seul à la tête de l’Union jusqu’aux fameuses manifestations des 7 et 8 décembre 1952. »
Les émeutes de décembre 1952
« En solidarité avec le peuple tunisien qui venait de perdre le martyr Farhat Hached, nous avions décidé d’exprimer notre vive protestation. Je me souviens que vers 5 h du matin, le second jour, c’est-à-dire le 8 décembre, des policiers accompagnés de militaires sont venus m’arracher à mon domicile de Derb El Kébir à Casablanca. Ils m’ont emmené au commissariat, dirigé alors par un colonialiste chevronné, le commissaire Voyron. Il m’a tout de suite pris entre quatre yeux et m’a dit : « Nous allons vous prendre, ton roi et toi ». Confiant, je lui répondu que tant qu’il n’avait pas reçu d’ordres, il ne pouvait rien faire. Je faisais ici allusion aux ordres de Pascal Boniface, préfet de Casablanca. Mais en réalité, la répression a dépassé l’entendement. La veille, le 7 décembre, nous avions tenu un meeting pour décider du lancement d’une grève générale. Les manifestants convergeaient tous vers la Bourse du travail, quand tout a dégénéré. Quant à moi, j’ai été rejoint au commissariat par deux de mes camarades, Mohammed Tibari et Belaïd Ben Abdallah. Quand les ordres sont enfin arrivés, les policiers nous ont mis dans des voitures, direction la prison de Kénitra. Certainement avec de la chance, nous avons échappé à l’accueil réservé aux nouveaux détenus de Kénitra, à savoir les bastonnades mais aussi des exécutions sommaires. Les cellules étaient noires et nous n’avions droit qu’à un repas par jour, servi par un gardien français. A ce moment, nous étions encore confiants puisque nous pensions que tous nos amis étaient libres et en train de lutter pour les droits des travailleurs. Cependant, plusieurs jours sont passés et le doute a commencé à nous assaillir. Nous n’étions au courant de rien. Nos craintes se sont confirmées lorsque les policiers nous ont transférés à Casablanca. Une fois sur place, nous avons retrouvé tout le monde incarcéré. Il y avait, en plus de nos amis syndicalistes, des hommes politiques et des militants nationalistes. J’ai compris à cet instant que la situation était bien plus grave que je ne le pensais : il s’agissait d’un véritable complot contre le mouvement national. »
Syndicaliste ou nationaliste ?
« Je suis d’abord un syndicaliste. C’est d’ailleurs cet état de fait qui m’a valu plus tard une certaine mise à l’écart. Je n’avais pas de sens ni d’ambitions politiques. J’ai toujours tenu à instaurer un syndicalisme pur, avec l’appui mais sans l’ingérence des partis politiques. Ce n’était évidemment pas l’avis de la grande majorité des dirigeants de l’Istiqlal, à quelques exceptions près comme Mohammed El Yazidi, qui a régulièrement mis en garde contre la désunion et les récupérations politiques.
L’attitude des nationalistes à mon égard a souvent été ambigüe. Youssoufi, par exemple, a toujours maintenu un certain flou volontaire. Mehdi Ben Barka, que j’appréciais par ailleurs, a également choisi de soutenir Mahjoub Ben Seddik lors de la création de l’UMT. Dans l’ensemble, il a commis de nombreuses erreurs, essentiellement à cause de sa volonté d’être omniprésent et d’avoir la mainmise sur tout. La plus importante de ces erreurs reste liée à son implication dans l’affaire de l’assassinat de mon ami le colonel Abbas Messaâdi, dont j’ai partagé le quotidien lorsqu’il travaillait chez Brahim Roudani, à l’époque où je logeais chez ce dernier. D’autres nationalistes m’ont beaucoup soutenu, surtout à la suite de mon exil forcé du Rif oriental. C’est le cas de Ben Nasser Harakat, qui m’a trouvé un emploi au port de Casablanca. C’est d’ailleurs grâce à cela que j’ai été introduit dans le milieu associatif de la défense des droits des pêcheurs, que j’ai immédiatement transformé en syndicat.
Je me suis ensuite rendu compte que l’intérêt des travailleurs n’était pas au centre des préoccupations des politiques. Le syndicalisme ne peut être politisé et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai définitivement quitté le milieu. Allal El Fassi n’avait pas ménagé ses efforts pour que je rejoigne l’Union générale des travailleurs du Maroc à sa création, en 1960. Mais ce syndicat affilié au Parti de l’Istiqlal ne m’intéressait évidement pas. Beaucoup de personnes m’ont mis une certaine pression pour fonder une nouvelle centrale syndicale, mais j’ai refusé de diviser les travailleurs car la division affaiblit la capacité de mobilisation. »
Face à Ben Seddik et au communisme
« Mahjoub Ben Seddik, lui, était plus politicien que syndicaliste. Nous avions des façons bien différentes de travailler. L’ambition de Mahjoub était de prendre le commandement de l’UMT. Pour l’intérêt des travailleurs, j’ai refusé d’engager le bras de fer. Contrairement à ce qu’il se dit, Mahjoub Ben Seddik n’appuyait pas son action sur la fibre religieuse. Certes, il était farouchement anticommuniste, mais sa sphère d’action restait éminemment politique. Preuve en est sa présence en France pour préparer les négociations aux côtés des nationalistes. Il n’est rentré qu’à la veille du congrès fondateur de l’UMT, tandis que je m’occupais de l’action syndicale aux côtés des travailleurs marocains. Je ne comprends d’ailleurs toujours pas pourquoi les écrits me concernant font état d’une adhésion au communisme. Je profite donc de l’occasion pour démentir cette rumeur qui me colle à la peau. A l’époque, tous les mouvements syndicaux étaient gérés par les communistes. Mon combat était d’arracher les travailleurs marocains à l’idéologie communiste, implantée par les Français syndiqués. Les nationalistes avaient bien compris l’intérêt des syndicats et le danger que pouvait apporter le communisme. Ils ont donc créé des sections dans tous les secteurs d’activité en intégrant presque de force les travailleurs à l’Union générale des syndicats. »
Les deux rois
« Mohammed V m’aimait beaucoup. Il arrivait souvent que je me rende chez lui sur la route des Zaër (Rabat) le dimanche, pour passer du temps ensemble. Je me souviens d’un jour où j’étais accompagné d’un syndicaliste ouvrier, à qui le roi a demandé s’il était bien payé. C’est une marque de l’attention et de la sincérité de Mohammed V. Hassan II me respectait. Il m’a proposé trois fois le poste de ministre du Travail. J’ai refusé à chaque fois car les propositions arrivaient toujours à des moments de vives tensions politiques. En tant qu’ambassadeur, je lui ai signifié que j’avais pris déjà trop de recul par rapport aux intrigues politiciennes marocaines. Hassan II m’a plusieurs fois sollicité pour le représenter à l’étranger. Je me souviens qu’il voulait que je me rende en Argentine afin de rétablir nos relations diplomatiques avec Buenos Aires, qui étaient inactives depuis Hassan Ier. J’y ai été reçu tel un chef d’Etat. »
Le Maroc d’aujourd’hui
« J’ai connu les dirigeants de l’actuel PJD à l’époque du docteur Khatib, lors d’un déjeuner qu’ils avaient organisé en mon honneur. Ils m’ont donné une réelle impression de sincérité quant à leurs ambitions politiques. Concernant la nouvelle Constitution, elle me semble répondre aux attentes que nous avions il y a plus de 60 ans maintenant. Je suis le premier Marocain de Stockholm à avoir voté en sa faveur. Mais la question de son application mérite néanmoins d’être posée. Je pense que ça sera difficile. Le Maroc est encore un pays conservateur. Au rang des satisfactions que j’éprouve aujourd’hui, je tiens à mentionner le progrès de la condition féminine. Les femmes marocaines ont maintenant les moyens de se battre et de revendiquer leurs droits. Le combat est loin d’être terminé mais je suis très optimiste. Enfin, je regrette que le Maroc compte une multitude de partis politiques et de syndicats. Cette division a, depuis l’Indépendance, fait traîner comme un boulet le réel progrès marocain».
Par Sami Lakmahri