Ancien opposant, résistant et opposant politique, Moulay Abdeslam Jebli s’était confié à Zamane dans un entretien exclusif. Dans l’extrait suivant, il explique comment, en 1959, il est devenu un ennemi d’Etat. Il revient aussi sur sa fuite en Algérie et son rôle dans l’organisation, depuis ce pays, d’une virulente opposition au régime marocain, avec en point d’orgue une tentative de coup d’Etat en 1963. Un témoignage unique d’une période sombre et complexe…
«J’avais contacté Thami Ammar, le délégué du ministère de l’Agriculture à Marrakech, nommé par la suite ministre dans le gouvernement de Abdellah Ibrahim, et Paul Pascon, le célèbre sociologue, pour réfléchir à la possibilité d’exploiter les terres d’El Glaoui et El Biaz dans le cadre d’une coopérative agricole. Les personnes impliquées dans cette mission travaillaient avec un sérieux et une abnégation extraordinaires. Mais un événement inattendu s’est produit, qui allait tout changer.
J’ai eu un accident de voiture, où j’ai perdu des documents concernant le «complot» d’El Glaoui (pour écarter le sultan Ben Youssef durant le Protectorat, ndlr). Les documents ont été récupérés par les agents de Omar Benchemsi, à l’époque gouverneur de Marrakech, qui les a directement remis au Palais alors que je comptais le faire moi-même. Depuis, le comportement de Mohammed V a changé. Il m’a envoyé une commission, dans laquelle figurait le même Benchemsi, pour récupérer les biens d’El Glaoui et El Biaz. Tout cela au nom de Mohammed V, selon les dires de Hamiani, autre membre de la commission. J’ai protesté en rappelant l’importance du travail qui était en train d’être mené avec Paul Pascon et Thami Ammar. En vain. Le sultan était mécontent et s’en est ouvert à Fqih Basri. Ce dernier ne m’a pas soutenu, pas plus que Ben Barka, Benseddik ou Abdellah Ibrahim… Au final, un seul projet a été réalisé dans les environs de Kelâat Sraghna, dans le cadre du programme que nous avions conçu, mais la majorité des terres ont été rendues aux enfants d’El Glaoui et d’El Biaz.
En 1959, le complot (le prince Moulay El Hassan a prétendu être la cible d’un assassinat, ndlr) a été monté de toutes pièces dans le but de contrecarrer l’UNFP, après avoir constaté que le parti bénéficiait déjà d’un large soutien populaire. Fqih Basri, Abderrahmane Youssoufi, Hassan Laâraj et un grand nombre de résistants ont été arrêtés et torturés. Rapidement, il s’est avéré que le dossier était vide, et que les témoins à charge n’étaient même pas capables de reconnaître Mohamed Bensaïd ou Hassan Laâraj. Ainsi, l’affaire a tourné au scandale et failli se retourner contre ses instigateurs. Heureusement que le dossier a été classé, grâce à quelques juges honnêtes qui ont pu convaincre Mohammed V que cette affaire risquait de porter atteinte à l’image du Maroc à l’étranger.
«A Alger, je m’étais entretenu avec Ahmed Ben Bella»
Quant à moi, je n’avais pas d’autres choix que de m’éclipser en Algérie. Sur place, j’ai commencé par contacter Chadli Benjdid, que je connaissais depuis l’époque de la résistance. Ma première mission consistait à préparer les passages sûrs à la frontière entre les deux pays. Je devais faire de la reconnaissance de terrain pour assurer les déplacements le long de la frontière entre le Maroc et l’Algérie. J’étais en contact avec Fqih Basri, mais il n’y avait aucun projet de coup d’Etat, ni de révolution. Malgré le travail effectué au niveau des frontières, je n’étais pas convaincu que l’option de la révolution pouvait être d’une quelconque utilité, mais assurer les frontières était une chose nécessaire dans tous les cas. En Algérie, des commissions ont été créées pour gérer le cas des «réfugiés» marocains qui commençaient à affluer dans ce pays. Je supervisais leur orientation et leur organisation en prévision de ce qui pourrait arriver. A Alger, je m’étais entretenu avec Ahmed Ben Bella. Depuis, les responsables de l’UNFP me considéraient comme leur représentant en Algérie. Dans le même temps, Fqih Basri avait commencé à mettre en place une organisation armée à l’intérieur du Maroc, à partir de ses contacts avec quelques officiers militaires et résistants, en plus des membres du parti. Puis il a effectué une visite au Moyen-Orient en 1962, où il avait fait connaissance avec deux officiers syriens, Daniel et Qanout, présentés comme des spécialistes des coups d’Etat. Ils lui ont dit qu’il devait se procurer un plan du palais royal, ensuite connaître avec précision les déplacements du roi. Basri est ensuite revenu du Moyen-Orient très enthousiaste. En préparation du 2ème congrès du parti tenu en 1962, il a invité officiellement les deux officiers à venir au Maroc pour y assister.
J’ai appris que Fqih Basri coordonnait avec Ben Barka, Youssoufi et Abderrahim Bouabid. Omar Benjelloun aussi. Tous étaient avec lui dans la tentative de 1963. Benjelloun a été dépêché à Oujda dans un camion destiné à ramener les armes que je devais envoyer de l’Algérie, d’après ce que m’a rapporté Benjelloun lui-même par la suite. En revanche, Abdellah Ibrahim était catégorique dans le refus de toute tentative entachée de violence. Même chose en ce qui concerne Mahjoub Benseddik, qui avait tenu un congrès de l’UMT pour annoncer que leurs revendications étaient syndicales uniquement, et non pas politiques. J’avais tranché à l’époque que la révolution n’allait pas résoudre les problèmes du Maroc».