C’était il y a dix ans. Sur le parvis du Parlement, le roi Mohammed VI, souriant et décontracté, prend des photos avec des députées qui l’entourent, pour célébrer une grande réforme. Le souverain vient d’annoncer, quelques minutes auparavant, l’adoption d’un nouveau code de la famille, plus juste et plus équitable. L’initiative est saluée au Maroc et à l’étranger, et ceux qui devraient s’y opposer ont rongé leur frein et mis leurs critiques sous le tapis. Sous le vernis du débat pluraliste et du vote démocratique au Parlement réside une réalité simple : cette loi est le résultat d’une décision royale. Les députés doivent approuver et entériner cette volonté. Point ! Encore sous la menace de dissolution après les attentats de 2003, le PJD applaudit cette réforme dont il ne voulait pas. Les Benkirane, Ramid, Bassima Hakkaoui, qui ont voté le nouveau code de la famille, étaient les mêmes qui ont remué ciel et terre, galvanisé les gens et rempli les rues de Casablanca en 2000, avec plus de 100 000 manifestants pour protester contre une loi, presque similaire, proposée par le gouvernement de Abderrahmane Youssoufi. Ironie de l’histoire, c’est Bassima Hakkaoui qui est chargée actuellement de veiller à l’application de dispositions et mesures dont elle a été une farouche opposante. « Dieu réalise avec le pouvoir du sultan, ce qu’il ne peut pas faire avec les versets du Coran », dit un vieil adage toujours vérifiable.
Cet épisode de la réforme du code de la famille nous renseigne sur un paradoxe historique dans le monde arabe et musulman. Dans des régimes autoritaires, ou en voie de démocratisation, les régimes sont parfois en avance sur leurs sociétés. Les élites au pouvoir de par leur éducation, culture ou trajectoires personnelles peuvent être porteuses de projets modernistes et réformistes qui s’opposent à la nature de leurs peuples. Ouvertes sur le monde, formées dans des universités occidentales, familières avec les valeurs modernistes et conscientes du retard historique de leurs pays, ces élites tentent alors de mener des réformes d’une façon autoritaire. Des projets modernistes et nécessaires sont protégés par le pouvoir de l’État contre la volonté de peuples qui n’en perçoivent pas encore l’intérêt et la pertinence. Ces peuples ne saisissent pas l’importance de ces projets et leur utilité que quelques années ou décennies plus tard. C’est dans ce sens que l’on peut citer par exemple les réformes menées par Bourguiba en Tunisie, et notamment son révolutionnaire Code du statut personnel en 1957. S’appuyant sur sa légitimité, Bourguiba a fait passer, d’une manière autoritaire et unilatérale, une loi qui interdit la polygamie et accorde des droits inédits aux femmes, malgré l’opposition des oulémas et l’hostilité d’une grande partie de la société. Un demi-siècle plus tard, cette loi est devenue la fierté des Tunisiens et citée comme exemple et modèle à suivre dans le monde arabe. On peut évoquer aussi l’expérience radicale d’Atatürk qui a mené, à marche forcée, un projet autoritaire de modernisation de la Turquie, et dans tous les domaines. Ce n’est pas pour rien que ces deux pays sont actuellement des modèles d’évolution dans le monde arabe et musulman. L’héritage et le poids des réformes de Bourguiba et d’Atatürk sont visibles dans la nature des élites, la place de la femme dans la société et la qualité de l’enseignement. Rien ne se perd et tout se transforme grâce à ces projets autoritaires, mais visionnaires.
Au Maroc, cette occasion a été ratée sous Hassan II. L’autorité du monarque défunt, son charisme et sa poigne ont été utilisés essentiellement pour consolider son pouvoir et magnifier son image. Il était plus porté vers la recherche d’un point d’équilibre, où la société ne soit pas basculée, dérangée et triturée. Moderne par sa culture, son habit et sa vision du monde extérieur, Hassan II était traditionnel quand il s’agissait de la société marocaine et son évolution. Ce trait s’est encore accentué à la fin des années 70, quand il a découvert le pouvoir de la religion et de la tradition pour contrer son opposition de gauche. Il aurait pu être ce « despote éclairé » qui fait avancer l’éducation, la condition de la femme, la culture et la modernisation de la société à coup d’oukases et de changement ferme par le haut. Il aurait pu créer, par la contrainte et la force, ces conditions qui mènent paradoxalement à l’amélioration des peuples en les arrachant des griffes de l’arriération et de l’ignorance. Le résultat est à l’image de l’opportunité gâchée : une société schizophrène et désemparée qui veut le beurre de la tradition et l’argent de la modernité, une élite faible et médiocre, et une incapacité de réformer, ni par la force ni par les urnes.
Par Abdellah Tourabi, directeur de la rédaction