La société marocaine a subi de profondes mutations depuis l’ère des protectorats français et espagnols. L’aménagement du territoire, l’intégration sociale et le renversement du rappor villes / campagnes ont fait que les rapports sociaux ne sont plus ce qu’ils étaient à l’aube du XXème siècle. Le communautarisme qui était à la base du rejet aussi bien du modernisme et de la modernité à la fin du XIXème siècle, s’est fortement fissuré voir délabré, pour donner l’image d’une « Société Composite » qui ne se laisse pas appréhender aisément. On y note un engouement pour tout équipement technologique, une exhibition presque indécente de certains aspects du modernisme, en même temps que des blocages culturels et mentaux devant la modernité culturelle et sociale. La société marocaine d’aujourd’hui articule son engouement pour le modernisme à une grande peur de la modernité dans son acception universelle. Ce paradoxe se traduit au niveau social par la profusion d’un discours véhiculant des revendications de droits et d’égalité des chances entre Marocains, en même temps que des comportements sociaux qui consacrent dans la réalité quotidienne des liens clientélistes. Au niveau des discours, il y a une demande « d’égalité citoyenne ». Au niveau du vécu, il y a une course aux privilèges sous la houlette de réseaux inégaux de clientèles. Depuis deux décennies, cet état de fait s’aggrave encore plus avec le rétrécissement du marché de l’emploi. L’offre en postes de travail que génère l’activité productive marocaine, toutes franges confondues, ne dépasse guerre le tiers de la demande. L’école et la formation ne sont plus des ascenseurs sociaux. Le chômage des diplômés n’est qu’un aspect de ce marasme social. La précarité étend son domaine et atteint des couches sociales nouvelles. Les préjudices s’accumulent, les sentiments d’exclusion s’intériorisent et les colères s’additionnent. Quand elles explosent dans l’espace public, elles le font généralement dans la dispersion. Les mouvements de contestation, qui en sont l’expression, se caractérisent souvent par un faible degré d’organisation, et par une mobilisation circonscrite à un secteur productif, un quartier, un village ou une institution citadine. Il est rare que ces colères / contestations soient encadrées par les centrales syndicales. Celles-ci n’arrivent pas souvent à capter l’attention de ces nouveaux acteurs sociaux.
Aussi, la demande sociale exprimée reste-t-elle cantonnée dans son cadre local ou sectoriel où elle s’est exprimée. Souvent elle est ignorée et la mobilisation dont elle a émané s’essouffle et s’estampe. Quand elle reçoit une réponse positive, elle est rarement collective, et elle est l’œuvre d’intervention clientéliste, mobilisant des solidarités claniques, népotiques, ou autres liens d’inféodation divers. Bien plus qu’un paradoxe, nous sommes devant une complexité sociale que les sciences sociales n’ont pas encore cernée.
Si, à la base, les mentalités qui commandent les comportements sont conservatrices, les mutations profondes qu’a connues la société marocaine ont produit par contre une articulation « brouillonne » entre des aspirations culturelles modernistes et des paradigmes conservateurs. Ainsi, des revendications comme l’égalité des chances, avec ce qu’elle appelle comme transparence, comparaison de compétences, et rationalisation des procédures de choix et d’attributions, sont phagocytées par des réflexes communautaires, aussi bien de la part des candidats à un emploi, une promotion ou une haute responsabilité, comme de la part du groupe formant le centre de décision. Au delà des valeurs de mérite et d’impartialité exhibées tout haut, par les discours, ce sont les pratiques d’intermédiation, de lobbying, et de proximité au centre de décision qui priment en fin de compte. Cela dit, il est à préciser que ce système de promotion sociale ne barre pas systématiquement la route aux compétences. Mais certaines, par proximité, sont plus favorisées. Par contre, ce système produit en nombre des préjudices et accumule des injustices. Il en résulte un double mouvement en direction d’abord vers la recherche de protection et la prédisposition à la mise en vassalité. Ensuite, en désespoir de cause, le ralliement à un mouvement de contestation, souvent corporatiste et éphémère. Certains ténors du militantisme de gauche pensent qu’en dépit des frustrations sociales répétées, « la déferlante populaire » finira par arriver et balayer, d’un coup, toutes les injustices sociales. Par contre, nombre de dignitaires du pouvoir et autres sécuritaires croient que la grogne des exclus déclassés et autres marginalisés, en dépit de sa récurrence et son étendue sociale, est maîtrisable à moindre coût. Les uns comme les autres sont dans l’idéologie et la suffisance, ce qui travaille en profondeur la société ne laisse apparaître dans l’état actuel des choses qu’une perspective de délabrement généralisé. Une autre alternative est possible. C’est celle d’un sursaut national porté par des intelligentsias qui transcenderaient le clientélisme social ancré et qui érigeraient le lien de droit en culture intériorisée.
Seule une autocritique collective permettrait une telle alternative.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane