Le jeune journaliste que j’étais au tout début des années 1990 avait du mal à se faufiler entre les invités d’une réception dédiée à la culture à Casablanca. Je me sentais perdu au milieu de ces gens connus, et qui ne me parlaient pas. Soudain un homme vint vers moi, avec des airs de Falstaff, le célèbre personnage inventé par Shakespeare. Un Falstaff mal réveillé, sévère : « Alors, c’est toi qui signe ce nouveau billet avec un nom d’emprunt dans les pages d’Al Bayane ?».
J’étais démasqué. Je me croyais plus malin que les autres, en postant anonymement un billet assassin dans les pages culturelles du quotidien de l’ancien parti communiste marocain, égratignant comme bon me semblait d’illustres hommes de lettres et d’esprit marocains. Tayeb Saddiki, qui lisait tout et se tenait au courant de tout, venait de me démasquer. Il m’a sermonné…avant de me glisser, en partant, des mots d’encouragement. Une quinzaine d’années plus tard, alors que je dirigeais la rédaction d’un hebdomadaire à Casablanca, j’ai reçu un coup de fil du grand Tayeb, avec lequel j’étais entre-temps devenu ami. Il n’était pas content du journaliste que je lui avais « envoyé ». Je me suis excusé à la place du journaliste et lu l’article de ce dernier, alors que nous étions sous presse. Saddiki y fait des déclarations fantaisistes. Je prends à mon tour le téléphone pour vérifier auprès de Si Tayeb et lui demande s’il a réellement tenu les propos que l’article lui prête. Il me dit : « Oui et non ». Et il m’explique qu’il avait délibérément induit son interlocuteur en erreur…dans le but de tester ses connaissances. Il était comme ça Tayeb Saddiki. Immense par son savoir et sa culture. Mais insaisissable et déstabilisant comme personne pour celui qui se tient en face de lui… et qui n’a pas réussi son « test ». Je me souviens encore de cette fois où j’ai vu Tayeb Saddiki chez lui. C’était en 2003. Saïd Saddiki, son aîné, un homme génial à l’humour et aux traits d’esprit incomparables, venait de décéder. Je voulais que Tayeb me parle de Saïd, que tout le monde appelait Azizi. Alors Tayeb me parle de son frère comme on parle généralement de son père, son père que l’on aime, avec un mélange de déférence et d’émotion sincère. Il me racontait Azizi, son frère et son inspirateur, avec des yeux embués de larmes. A la fin de notre longue conversation, Tayeb a décroché une petite photo encadrée dans le mur, dans laquelle on voit Tayeb et Saïd en pleine discussion : « Tu l’utilises dans ton journal si tu veux, mais cela s’appelle reviens, mon jeune ami ! ».
La petite photo encadrée est aujourd’hui accrochée à mon mur. Je ne l’ai jamais rendue à son propriétaire. Cela fait partie des nombreux « projets » toujours envisagés mais jamais concrétisés, sans cesse reportés, qui peuplent ma petite mémoire.
Le meilleur souvenir que j’ai de l’immense Tayeb Saddiki, au-delà de ses années « théâtre municipal », reste ses années « Mogador », ce théâtre chapiteau magnifique qu’il avait dressé sur le boulevard Ghandi, à Casablanca. Une idée folle, innovante, géniale. On y venait comme on part en pique-nique. Les acteurs se démenaient sur scène et, à l’entracte, ils servaient du café et des croissants chauds. Et Tayeb, le maître des lieux, le maître tout court, dirigeait tout le monde et jouait en même temps. Il s’auto-parodiait. Il improvisait. Il se lançait à lui-même des flèches empoisonnées. Il se moquait de sa propre image, dans un exercice d’autodérision féroce et assez incroyable à ce niveau. C’est par la petite anecdote et les petites choses « insignifiantes » du quotidien que j’ai choisi, ici, de rendre hommage à ce monument du théâtre et de la culture marocaine. Je dirais même ce monument de la « marocanité », une certaine idée de la marocanité, qu’était et que restera toujours Tayeb Saddiki. Paix à son âme et une pensée forte pour sa famille et ses amis, plus particulièrement son frère Abdelhadi, un homme fin et cultivé, à qui je dédie ce texte qui n’a pas d’autre ambition que d’inciter ceux qui ne le connaissent pas à plonger dans la littérature érudite, entre théâtre et publications diverses, du grand Tayeb Saddiki.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction