Pour justifier ses diverses interventions dans le monde, les pays occidentaux avancent leur amour pour l’humanité. En Afghanistan, ils se sont mis du côté des groupes islamistes pour défendre le peuple et son droit à la liberté contre les Soviétiques. En 1998, le monde a vu un président américain éponger ses larmes à la rencontre de petites filles palestiniennes à Gaza, ou un président français ému et au bord des larmes au Liban en solidarité avec le peuple et contre les méchants gouvernants. L’amour de l’humanité s’appelle «philanthropie». Le mot trouve sa racine dans le grec ancien, philos (aimer) et anthropos (humain) ; aimer l’humain ou le genre humain. C’est par philanthropie donc ou altruisme (agir et œuvrer pour le bien de l’autre) que l’Europe et l’Amérique auxquelles on peut ajouter aujourd’hui le monde naissant de l’Asie, interviennent, comme ils l’ont toujours fait, pour nous aider à organiser nos vies. Ils défendent les droits humains chez nous, la sécurité humaine et en premier lieu les enfants, les femmes et les vieilles personnes ; bref les êtres fragiles. Ils le font car ils considèrent que nos gouvernants sont cruels et ne respectent aucunement notre humanité.
Mais il se trouve que le mot a racine commune avec anthropophagie, qui signifie manger son semblable. Le philanthropisme serait-il du cannibalisme ? Dire et répéter que l’on aime l’Autre, que l’on défend les Autres, le dire sur soi-même sans attendre que les autres le disent à notre propos, pourrait dire tout à fait le contraire selon la psychanalyse de Jacques Lacan. «Rien d’étonnant à ce que ce ne soit rien que moi-même que j’aime dans mon semblable», précise-t-il dans «Discours aux catholiques». Et c’est pourtant vrai, car si la civilisation dite occidentale a bien expérimenté l’amour de l’Autre d’abord à travers les percepts du christianisme et ensuite à travers les fondements de la révolution française (Liberté, Égalité, Fraternité), c’est bien elle qui paradoxalement a produit aussi le nazisme. La société européenne moderne et démocratique, aimant les humains, les considérant égaux devant la loi a fini par manger la chair des juifs, les immoler avant de les jeter loin de son espace vital. Elle les a expulsés sous prétexte de leur trouver une terre pour installer leur nation en toute sécurité, telle sécurité qui n’a pas encore eu lieu. La civilisation occidentale dans son ultime développement a produit certes le nazisme mais avant tout le colonialisme la forme la plus masquée de l’esclavage. Mais depuis le choc nazi, les sociétés occidentales, nous dit-on, ont fait leur autocritique et ont rectifié leurs principes. Elles ont reconsidéré l’humain et ses droits et mis en place des systèmes de défense des droits de l’humain.
Or, il semble que l’idée de l’humain a une autre signification que celle que nous retrouvons dans les annales de la politique, des nations unies, de la philosophie, voire même de la biologie. Les humains de chez nous, ceux que nous considérons fragiles, exposés à la mort à cause du Covid-19 ne semblent pas rentrer dans la catégorie des humains selon ces pays aujourd’hui aux commandes de la planète. Les pays riches et développés ont oublié «l’autre» et l’amour qu’ils lui vouaient à travers leurs beaux discours altruistes et philanthropes et ont décidé de ne considérer que l’humain de premier rang, le leur d’abord.
Quand on voit la distribution des vaccins au niveau international, quand on découvre une médecine à plusieurs vitesses on comprend mieux la très relative notion des droits humains que font circuler les plus forts pour asservir davantage les autres.
On aime bien les Autres, c’est pour cela qu’on les immole, on les livre à la mort certaine pour pouvoir en fin de compte mériter le deuil. On se donnera l’occasion et le loisir de les pleurer pendant des décennies, voire des siècles, comme on fait ce jour avec les juifs ; c’est cela l’amour, qui est lié avec la mort.
Mais, tout compte fait, Éros (Amour) et Thanatos (Mort) dans la civilisation grecque ancienne étaient intimement liés…
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane