Chaque 29 octobre, un petit attroupement se forme devant la brasserie Lipp, dans le quartier latin de Paris, pour commémorer l’enlèvement, à cet endroit, de Mehdi Ben Barka. La presse écrite se fend de quelques colonnes de circonstances, agrémentées, le cas échéant, de déclarations de Bachir Ben Barka, son fils aîné. On en est à la 47e édition. Pour autant, il n’y a pas à se lasser de ce qui peut ressembler à un marronnier d’outre-tombe, venu d’autres temps. Il s’agit, évidemment, d’un devoir de mémoire et d’un devoir de justice toujours présent ; mais pas uniquement. Il est également question de ce que raconte ce forfait assassin sur notre vie politique depuis près d’un demi-siècle. Quelle signification pour l’époque ? Quelle évolution des mœurs et du rapport à la chose politique ? Et quelle lecture à l’aune des temps actuels ?
De par ses tiroirs multiples et sa longévité judiciaire, l’affaire Ben Barka renseigne d’abord sur la complexité de l’homme. C’était dans les années 1960, la décennie de tous les dangers, au niveau national et mondial. Le Maroc commençait à peine à se chercher, sérieusement. De vraies questions s’ébauchaient, avec des réponses un peu improbables. Le Maroc était-il réellement indépendant ? Quelle configuration institutionnelle, sous quel type de régime, devait-il adopter pour parfaire une indépendance jugée inachevée ? Dans quel camp devait-il se situer par rapport à un monde en pleine Guerre froide ? Le vaste mouvement de décolonisation n’était-il pas sciemment pipé pour n’aboutir qu’à un marché de dupes et un néocolonialisme de fait ?
Mehdi Ben Barka était sur tous ces fronts, en interne et à l’international. Homme d’action et homme de réflexion, dans une époque trouble où tout se mettait en place et tout était, pratiquement en même temps, remis en question. Epoque de certitudes intellectuelles intangibles qui montraient la voie politique à suivre. Ben Barka était de cette époque d’idéaux et de causes qui transcendent la personne et pour lesquels on peut payer de sa vie. Sans tomber dans un quelconque « idéologisme » aventurier, comme c’est arrivé dans les années 1960 et 70. Toujours est-il que Ben Barka, citoyen révolutionnaire du monde, voulait un autre sort pour un Tiers-Monde balbutiant, tout autant qu’il rêvait d’un autre Maroc. Pour chacun de ces deux chantiers titanesques, il a conçu un moyen organique d’action. La Tricontinentale pour une libération effective des peuples sous oppression néo-coloniale ou dictatoriale, et l’UNFP pour enfin réaliser ce Maroc de justice et de progrès qu’il appelle de tous ses vœux. C’est à la conjoncture des deux qu’il connaîtra le rapt et la mort.
Pas forcément après-coup, mais sur le moment même, il était évident qu’aucun de ces deux chantiers ne promettait Ben Barka à une retraite paisible, comme ses camarades d’hier, au quartier Souissi de Rabat. Il y est quand même allé, avec la force de ses convictions et de son mental. Si son implication tiers-mondiste lui a attiré les foudres des puissances impérialistes, avec des relents sionistes avérés, son engagement politique au Maroc, même à distance, n’était pas non plus sans risques. L’UNFP était traversée par des courants divers et parfois contradictoires. Ce parti en était le point de chute et d’hébergement. On y croisait des panarabistes baâthistes, un peu putschistes sur les bords et dans le fond ; des marxistes-léninistes, voire maoïstes ; des libéraux simplement progressistes ; des laïcs modernistes ; des islamistes fondamentalistes… Avec un dénominateur commun, le refus de l’ordre établi. Quant à savoir ce qu’il fallait mettre en lieu et place, et les moyens d’y parvenir, c’était plutôt un flou artistique et idéologique qui a fait des dégâts directs et collatéraux, en termes humains et politiques. La répression a été terrible. Où qu’il soit de par le monde, depuis son exil, Ben Barka était supposé être dedans. A tort ou à raison.
Que reste-t-il de la pensée et du code de conduite de Mehdi Ben Barka, dans ce qui a été sa mouvance politique ? S’il y revenait aujourd’hui, il serait dépaysé, pour ne pas dire plus. Si tant est qu’il devait y rester de la constance, de l’abnégation, de l’altruisme militant, de la force de caractère et un zeste d’humilité. Autant de denrées qui se font de plus en plus rares, dans la conception, l’approche et la pratique actuelles de la politique. Est-ce à dire que Ben Barka s’est sacrifié pour rien ? Pas vraiment. S’il n’y avait qu’un seul indicateur à prendre en compte, ce serait celui-là : jamais une dépouille mortuaire n’a été aussi prolixe. Du fond de sa tombe introuvable, Mehdi Ben Barka continuera à interpeller plusieurs générations encore, sur la prise en main de leur propre destin qui n’est autre que celui de leur pays.
Youssef Chmirou, directeur de la publication