Que pourrait susciter le centenaire de la naissance de Camus dans cette partie du monde qui l’a vu naître, et à laquelle il s’identifiait comme il ressort en exergue ? Camus était mal aimé dans la rive sud de la Méditerranée. Pour ma génération, on n’aimait pas ses descriptions par trop insipides dans La Peste, ses arguties qu’on trouvait pompeuses dans L’homme révolté. On était horrifié par L’étranger où Merssault ou l’homme de la mer et du soleil (le colon) tue l’Arabe (l’indigène) à cause du soleil. Ce n’est pas le comble de l’absurde, mais celui de l’ignominie. Non seulement Camus n’était pas des nôtres, mais c’était presque un traître. Sa phrase, «Je crois en la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice» l’accablait à nos yeux. On lui préférait Sartre. Ce bourgeois dans Les Séquestrés d’Altona ou Les Mots, nous parlait. On l’aimait sur un tonneau haranguant les ouvriers. Son regard louche nous le rendait sympathique. Pas Camus, pourtant, proche de nous…
Puis l’âge arrive, et on lit cette œuvre inachevée, Le premier homme, une autobiographie d’un enfant du peuple, orphelin, né dans un quartier populaire d’Alger et qui retrace la saga du premier homme venu s’établir dans cette «terre d’opportunité». Au bout de trois générations, la «terre d’opportunité» est toujours ingrate. Camus n’est donc pas le philosophe des colons, et les pieds-noirs ne sont pas tous des riches ou des arrogants. On en trouve même des misérables qui triment comme «les indigènes», telle la mère de Camus, femme de ménage. On pousse plus loin et on découvre que le natif d’Alger se définissait comme Nord-africain qui avait un dessein pour l’Afrique du Nord. Il serait d’une certaine manière un Saint Augustin des temps modernes pour qui, certes, le salut n’est pas au ciel, mais sur terre. Or, ce n’est peut-être pas dans ses livres qu’il faut découvrir «l’autre homme», je veux dire l’autre Camus, mais dans ses écrits journalistiques et ses carnets, dans cette réflexion fraîche, en interaction avec une réalité brûlante et une cadence vertigineuse, depuis le massacre de Sétif de mai 1945. On découvre un homme qui vit une déchirure. Le métier de journaliste est le meilleur des métiers, dit-il, si ce n’est le pire. Il est le meilleur quand il est au service de la justice et de la liberté, et il est le pire quand il se met sous les commandes des puissants. Il fait le constat amer sur l’œuvre inique du colonialisme. Il écrit dans ses carnets ce réquisitoire cinglant : «Si la conquête coloniale pouvait jamais trouver une excuse, c’est dans la mesure où elle aide des peuples conquis à garder leur personnalité». Camus, écrit bel et bien «personnalité» et non «identité». Il fait un reportage en Kabylie sur les gourbis où vivent «les indigènes» encrassés dans la misère et l’ignorance. Il entrevoit le génie latent dans les structures démocratiques des jmaa et des arouchs. Il y voit même l’embryon d’une solution, de démocratie locale, dans toute l’Afrique du Nord, dans le cadre d’un Commonwealth avec «la mère patrie» et qui pourrait couvrir l’Afrique sub-saharienne. Les termes peuvent nous choquer de nos jours. Mais, l’idée exprimée autrement ne garde-t-elle pas sa pertinence ? Cela supposait bien sûr un cadre laïc, mais ce n’était pas celui qui animait les «moujahidin» ou, du moins, une bonne partie d’entre eux. La première victime dans une guerre est la vérité, nous dit Clausewitz, et nous pourrons ajouter une autre : la lucidité. Mais, Camus garde la tête froide. Il écrit dans ses cahiers : «Je suis contre la guerre, contre toutes les guerres : nationales, d’indépendance, civiles ou de libération».
Et puis la peste, ce phénomène récurrent. Comment s’y faire ? L’accepter comme le préconise le curé Paneloux, ou la refuser comme s’y attelle le docteur Bernard Rieux ? «Devrons-nous aimer ce que nous ne pouvons comprendre», comme le dit humblement le religieux, ou refuser d’être avec le fléau comme le proclame le philosophe ? Rieux refuse d’aimer ce qu’il ne peut comprendre et tient bon pour ne pas se faire faucher par la peste. Elle est toujours là la peste, «chacun la porte en soi, la peste», nous dit Camu. Et le philosophe doit refuser le fléau.
Le grand tort en politique, dit-on, est d’avoir raison, trop tôt. Sur beaucoup de choses, ce premier Nobel d’Afrique avait raison. C’était son grand tort. Essayons de le relire sans œillères. Il pourra nous aider à sortir de l’ornière.
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