Le 19 mai 1994, sur une radio française on annonçait le décès de Jacqueline Kennedy en parlant de la femme la plus célèbre dans le monde. J’étais en France ce jour-là, et je fus pris par un moment de réflexion : je me suis dit : «Et Indira Gandhi alors, n’avait-elle pas au moins un milliard pour elle, en plus de la population mondiale qui la connaissait plus qu’elle ne connaissait la lady Kennedy ?». La femme ou la sœur du président chinois a le même nombre de public, sinon plus. Le journaliste qui parlait ainsi avait probablement une idée toute particulière du monde. De quel monde parle-t-on ? Les discours bon marché sur l’égalité entre les humains nous font souvent oublier cette réflexion fondamentale. Mais des événements qui surviennent de temps à autre nous réveillent et interpellent notre interrogation.
Aujourd’hui, les Occidentaux nous disent que les Ukrainiens jouissent d’une solidarité mondiale contre un isolement total de la Russie. On ose même l’expression «le monde entier». Alors c’est quoi le monde ici? Surtout qu’est-ce qui n’est pas monde ? Plusieurs pays n’adoptent pas la même position que les Américains. Le monde est-il l’Inde ? La Chine ? L’Afrique, l’Amérique latine ou certains pays, sinon la majorité des pays asiatiques ? Peu importe la guerre en elle-même, mais c’est l’instinct de domination qui se réveille dans une partie du monde. «Le Monde c’est moi», dit l’Occident.
Entendons-nous bien, l’Occident n’est pas un espace géographique, il s’agit ethniquement de la race blanche catholique. Une grande partie de la Russie est blanche aux yeux bleus, mais elle n’est pas l’Occident; pour faire partie du Monde il faut en plus d’avoir les yeux bleus, être catholique. Mais encore une fois attention, l’Occident par rapport à qui, par rapport à quel Orient ? Il ne s’agit nullement de l’Orient arabe musulman, perse, hindou… Non, il s’agit de cette ancienne appellation qui mettait la différence nette entre l’Église d’Orient (Byzance) et l’Église d’Occident (Rome).
La race blanche catholique a donc exclu aussi la race blanche orthodoxe de ce Monde, et avec elle tous ceux que les Romains appelaient «les barbares». Les barbares sont ceux qui ne sont pas comme nous, qui ne parlent pas comme nous. L’expression «comme nous» a été largement utilisée à propos de la différence entre les réfugiés ukrainiens et ceux afghans, africains, irakiens, syriens. On a répété dans les médias européens à ceux qui voulaient l’entendre que «les Ukrainiens n’étaient pas des réfugiés car ils nous ressemblaient». Il y a donc une seule ethnie qui habite le Monde. Le reste des êtres vivants, en attendant de savoir s’ils faisaient partie des humains, habitent dans un ailleurs indéfini.
C’est ce qu’on appelle l’Ethnocentrisme. Une seule ethnie considère qu’elle est le centre du monde ; comme elle possède les moyens de la contrainte et les armes, elle définit le monde à sa guise, le nomme et le dessine. Celui qui dessine la carte, l’impose, définit les directions des quatre points cardinaux de la planète-terre, les nomme ; celui-là seul habite le Monde, ou plutôt occupe le Monde.
Nous ne sommes ni Européens, ni Ukrainiens, ni Russes, mais nous subissons la violence d’être exclus de ce Monde. L’unique Monde, c’est l’Occident ou plutôt c’est l’Amérique. C’est la réactualisation violente de l’ancienne idée de Rome : il y a Rome et il y a les barbares. Et les barbares ne comptent pas ; ils sont indéterminés, indéfinis. Cela rappelle le planisphère de Sharif Al Idrissi : la Mecque est au centre, le Monde c’est là où habitent les musulmans, le reste n’a pas de nom : il s’appelle barbares, nègres (zounouj), ou Le tiers vide, ce trou noir qui absorbe la vie et la réduit à néant.
À la fin du colonialisme, des penseurs libres aussi bien en Orient qu’en Occident avaient sévèrement critiqué l’ethnocentrisme, l’universalisme et l’hégémonie de la race européenne (tout en mettant race entre guillemets). Aujourd’hui, malheureusement, l’instinct de domination et d’exclusion a repris de plus belle.
Par Moulim El Aroussi
Conseiller scientifique de Zamane