Au Maroc, comme dans tous les pays du Maghreb, nous n’aurions pas de mots pour exprimer notre amour pour notre partenaire selon certains analystes: dire tout simplement «je t’aime». Si voulez exprimer votre amour ou votre tendresse à votre compagne ou compagnon, vous allez devoir vous exiler dans une autre langue. Je veux dire les langues européennes ou la langue arabe classique, celle des livres, des grands poètes de l’époque préislamique ou celle des siècles merveilleux de la culture arabe.
Y-a-t-il un lexique spécifique aux amants, aux amoureux de tout genre dans notre culture ? Comment dire à celle qu’on aime et en darija : je t’aime ? Comment dans la langue du pays trouver les nuances pour dire «je t’aime» à l’ami(e), à la maman, au caniche, à l’enfant, le papa ou l’amant(e) ? Je parle d’un lexique érotique spécifique à ce genre de relation humaine dans notre région.
N’avons-nous pas connu l’amour courtois, l’amour platonique ou, avons-nous développé une autre culture érotique, et une autre manière de la verbaliser ? Mais alors laquelle ?
La langue, au Maroc, a inventé, ces derniers temps, des barbarismes tel que hbiba, terme bateau qui veut tout dire sans rien exprimer… Mais au-delà des mots «aimer» ou «adorer», je ne connais pas non plus de mots pour dire «caresser» par exemple. On déborde de tendresse, on embrasse et on enlace à tout bout de champ, hommes entre hommes, femmes entre femmes, les femmes et les femmes ensemble, mais nous manquons de mots pour dire la tendresse. Je ne sais pas si les historiens de la langue ont une explication à ce phénomène, ou s’il s’agit vraiment d’une indigence érotique au niveau de la verbalisation de ce que nous ressentons.
Comparés aux pays du Proche Orient, surtout les citadins parmi eux, on se sentirait un peu plouc si on ne se réfugie pas dans leur langue. Au Liban, en Syrie, en Égypte en Palestine, il y a une profusion de mots : mes yeux, mon âme, mon cœur, ou encore «je t’aime, je meurs pour toi…je suis consumé par l’amour»…
Ce que le cinéma égyptien a expérimenté depuis longtemps, notre cinéma peine encore à le mettre en route. Le réalisateur du film «Un Amour à Casablanca», Abdelkader Lagtaâ, m’avait confié, en 1990, que lors du tournage, les acteurs et les actrices avaient beaucoup de difficultés à prononcer des mots d’un lexique érotique, pourtant très pudiques, que leur proposait le scénario. Dans les chansons populaires où il est normalement permis d’user assez librement des expressions corporelles, la verbalisation de l’amour reste très évasive et ne s’adresse à personne en particulier. Autant on est clair et direct quand il s’agit d’exprimer l’amour pour la maman, autant on reste imprécis en parlant à la troisième personne du singulier, en usant de toutes les indéterminations que propose la grammaire, quand il s’agit de parler de l’amour pour la ou le partenaire.
Est-ce une spécificité culturelle ou un retard historique sur ce registre ? Si l’on peut l’accepter pour les populations rurales où l’amour est banni, interdit, tant qu’il ne concerne pas les parents, les enfants et en dernier lieu la mère des enfants, que dire des milieux citadins ? Je regarde souvent sur les réseaux sociaux où certaines personnes osent poser la question ouverte sur celui à qui l’on peut offrir son amour. La grande majorité répond «à dieu et à la maman».
La quasi-totalité des associations de défense des droits des femmes ne pose jamais le droit à l’amour comme revendication. Il a fallu attendre la naissance d’un mouvement #Stop 490 en 2019, pour voir cette revendication mise en valeur. Plusieurs associations ne voient pas cela d’un bon œil, et croient que le fait d’avancer ce genre d’idées nuirait beaucoup au mouvement féministe marocain. À croire que les femmes ne sont que des machines à qui il faut donner le droit de manger, de se reproduire et de garder les enfants.
Le manque de verbalisation relèverait-il d’un malaise de civilisation, d’un retard, d’un conservatisme dur à vaincre ou d’une quelconque raison encore non élucidée ?
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane