Les deux phénomènes, insécurité culturelle et délire historique, sont liés. Le premier a été savamment analysé, pour le cas de la France, par Laurent Bouvet. Quand le lien qui cimente un groupe se délite, on se rabat sur un passé magnifié, ou un «ennemi indispensable». Dans certaines nations qui ne sont pas connues pour l’ouverture, de drôles de notions ont fait apparition comme «crime contre l’Histoire», ou les «lois mémorielles» pour qui attenterait au «roman national». Dans notre voisinage, on fait mieux : le déni d’histoire et de culture au voisin, en l’occurrence le Maroc. L’appareillage officiel s’y met et le Maroc est accusé de vol et de dol culturels.
Il n’y a rien à rétorquer sauf à se cramponner dans une conception moderne de l’Histoire : un regard objectif, des interprétations multiples et continues. Et l’Histoire reconnaîtra les siens, tout autant les maîtres que les apprentis. C’est ce qui se fait, dans nos universités et par des professionnels historiens. Il faudra relayer la tendance par une forme de vulgarisation, y compris et surtout chez les journalistes.
Il ne viendrait pas à l’esprit d’un Italien d’aujourd’hui de dire que Cicéron était Italien, ou à un Espagnol de revendiquer Sénèque. Tous deux étaient Romains. Ils ont existé avant que ces deux pays existent dans leurs formes actuelles. On ne peut juger le passé par les canons du présent, comme tel chanteur saoudien qui avait prétendu que le Prophète de l’islam était Saoudien. Mal l’avait pris, et vu la campagne qu’il avait suscitée, il a fini par battre sa coulpe.
J’étais amusé et néanmoins interpellé, d’écouter un journaliste algérien qui aurait «coincé» un chansonnier marocain sur «la nationalité» de Youssef Ibn Tachfine qui, assène le contradicteur, était «Mauritanien». La Mauritanie n’existait pas, et ce qui était la Mauritanie, du temps des Romains, n’est pas la Mauritanie d’aujourd’hui. Certes, Ibn Tachfine était Aznag (ou Znagui/Senhaji) des contrées sahariennes. Il est issu de ces bédouins sahariens sur lesquels Ibn Khaldoun s’est attardé dans son analyse du processus du pouvoir. La véritable identité de Youssef Ibn Tachfine était almoravide et Marrakech était sa capitale. Muawiya Ibn Abi Sufyan était natif de la Mecque.
Or, la grandeur des Omeyyades se greffe au lieu qui est devenu leur capitale, Damas. Idem pour Charlemagne, le fondateur de la dynastie carolingienne (française) qui était germanique, fondateur d’Aix-la-Chapelle qui se trouve aujourd’hui en Allemagne. Viendrait-il à l’esprit de contester l’appartenance des Ottomans à l’Anatolie, parce que venant de l’Asie centrale ? (Sauf les Grecs qui sont dans le révisionnisme et qui leur reprochent d’être des intrus).
Ces sollicitations de l’Histoire pour la couler dans des moules idéologiques sont puériles. Tout comme prétendre à une supposée pureté culturelle. C’est comme si les Italiens refusaient au monde de vendre les pizzas, ou les Allemands lanceraient une campagne pour qui utiliserait les Hamburger, voire, interdire aux Japonais de chanter l’opéra (parce que italien) ou jouer le jazz (parce que américain).
Le couscous est maghrébin, tout comme le burnous, et se l’approprier c’est faire preuve de ce que Olivier Roy appelle la «sainte ignorance». Les cultures voyagent, interagissent, subissent l’effet du génie du lieu, et muent. Au Maghreb, ou en Afrique du Nord, à votre guise, il y a des frontières politiques, mais il n’y pas de frontières culturelles. Refuser de voir la trame commune, c’est succomber à l’idéologisation de l’histoire et de la culture, ce qui est l’expression d’une insécurité culturelle, révélatrice d’une crise profonde.
Me vient à l’esprit, devant ce petit jeu qui ferait du Maroc un simple décalque, cette anecdote que les Anglais aimaient répéter pour narguer des Français. Ces derniers auraient reproché aux Anglais de combattre pour l’argent, alors que les Français combattaient pour l’honneur. À qui les Anglais répondirent : «Chacun combat pour ce qui lui manque !».
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane